Chronique 64 - Ukraine : La partie d'échecs OTAN-Russie
Tout comme l’Ukraine a été la clé de la seconde guerre mondiale en rendant impossible la stratégie d’Hitler de victoire rapide sur l’URSS, elle est à nouveau le nœud de la relation Est-Ouest. La sortie du conflit et de son cortège d’émotions pourrait faire de l’Ukraine le pont d’unification du continent européen.
L’agression de l’Ukraine par la Russie ne peut être ni justifiée, ni excusée… même si bombardements et snipers ont fait 14 000 morts depuis 8 ans de part et d'autre. Mais on ne guérit pas un mal par un mal plus grand !
Sortir de la crise suppose de savoir comment on y entré, d’en avoir une vision objective basée sur les faits :
- 2009 – L’Union européenne inaugure le Partenariat oriental. Le Président ukrainien, le héros de la révolution « orange » Viktor Youchtchenko, chef d’une coalition libérale et pro-européenne, engage l’Ukraine dans le renforcement des liens politiques, économiques et culturels avec Bruxelles. Dans une moindre ambition, l’UE s’ouvre aussi à autres anciens pays de l’ex-URSS (Arménie, Azerbaïdjan, Géorgie, Moldavie, Biélorussie). La Russie n’est pas incluse, et sa demande d’être associée aux négociations n’est pas prise en compte, alors qu’elle est pourtant le partenaire historique principal et le voisin immédiat de tous ces pays.
- Avril 2010 – Signature des Accords de Kharkov entre l'Ukraine et la Russie. Le nouveau Président ukrainien, Viktor Ianoukovytch, pro-Russe et originaire du Donbass, prolonge l'utilisation de Sébastopol, principale base marine militaire Russe jusqu'en 2042 au lieu de 2017, contre un rabais de 30% sur le tarif du gaz russe.
- Novembre 2013 – Rejet de l’Accord d'association entre l'Ukraine et l'Union européenne. Après quatre ans de négociations avec l’UE, Ianoukovytch opère un virement de dernière minute après le sommet de Vilnius et décide de ne pas ratifier le rapprochement.
- Déc. 2013/début 2014 – Révolution de Maïdan : Pour marquer leur déception et leur rejet de la corruption, de nombreux manifestants venus de toute l’Ukraine occupent le Maïdan de Kiev. Après plusieurs épisodes de violences, un affrontement produit quatre-vingt morts (les responsabilités n’ont pas été établies). Des assaillants prennent le palais présidentiel et Viktor Ianoukovytch s’enfuit puis est destitué.
- Mars 2014 – La Russie annexe la Crimée. Le 28 février, l’armée russe entre en Crimée pour l’annexer et s’assurer du contrôle durable de Sébastopol. La Russie organise un référendum d’autodétermination pour légitimer l’annexion, mais des fraudes sont constatées, même si le résultat tourne au plébiscite avec plus de 96% des votants en faveur du rattachement à la Russie. L’annexion n’est pas acceptée par l’Ouest et c’est le début de la spirale des sanctions.
- Mai 2014 – Proclamation des républiques séparatistes de Donetsk et Lougansk. Les séparatistes du Donbass profitent du trouble pour s’insurger. En lien avec la Russie, ils occupent les capitales de deux départements, y organisent à leur tour un référendum d’autodétermination qui obtient près de 90% de votes en leur faveur et y proclament des républiques indépendantes, elles non plus non reconnues par l’Ouest.
- 2014 – Porochenko opère le rapprochement avec l’Ouest. Le nouveau Président ukrainien, oligarque pro-occidental, réclame un statut spécial dans l’Otan devant le Congrès des États-Unis qui l’ovationne. Il obtient 100 millions d’Euros d'aide militaire. Il signe avec Bruxelles l’Accord d'association entre l'Ukraine et l'Union européenne, dont le rejet avait engendré la chute de Ianoukovytch
- 2014-2015 – Les accords de paix Minsk I et Minsk II. La Russie s’engage à ne plus aider les séparatistes. En échange, l’Ukraine promet plus de place aux langues minoritaires et plus de décentralisation, ce qui autorise la coopération avec la Russie. Ils ne seront jamais appliqués. Cependant, la spirale s’envenime et les violences perdurent sur la frontière, où l’Ukraine est épaulée par des milices nationalistes extrémistes (comme le bataillon Azov) et les séparatistes sont soutenus par des mercenaires liés à Moscou (Groupe Wagner).
- 2015 – Promulgation des lois mémorielles. L’Ukraine accélère le bannissement des références au communisme et à l’Union soviétique, tandis que la Russie réhabilite au contraire certains aspects de la période stalinienne qu’elle avait bannit. L’Ukraine glorifie toute personne s’étant battue pour l’indépendance de l’Ukraine au XXe siècle, ce qui inclut deux organisations actives dans l’extermination des Juifs en Ukraine et le massacre de Polonais, l’Organisation des nationalistes ukrainiens (OUN) et l'Armée insurrectionnelle ukrainienne (UPA)… lesquelles bénéficient dès lors d’un jour d’hommage national, le 14 octobre.
- 2017 – L’Ukrainien devient la langue officielle unique à l’école et pour les formalités administratives. Toutes les autres langues du pays sont marginalisées (Roumain, Hongrois, Bulgare, Polonais), dont surtout le Russe qui est parlé par toute la population et est la langue véhiculaire sur plus de 40% du territoire.
- 2019-2021 - Zelensky se met en retrait des accords de Minsk. Bien qu’élu sur la promesse de pacification des relations avec la Russie, l’acteur-humoriste pourtant russophone, ferme en 2021 l’Institut culturel russe de Kiev et trois chaînes de télévision en langue russe. L’OTAN renforce son engagement en Ukraine et apporte plus de 2,4 milliards de Dollars de matériel militaire.
- 2022 – L’invasion Russe. Le 21 février, la Russie reconnait les deux républiques séparatistes de Donetsk et Lougansk. Le 24, Poutine lance l’assaut de l’Ukraine, y compris à Kharkiv, dans l’Est russophone. Les objectifs affirmés sont d’agrandir le territoire des séparatistes, d’éliminer des leaders « radicaux » et de finlandiser l’Ukraine.
- Mars 2022 - L’unité ukrainienne est renforcée par l’invasion russe. Zelensky n’a pas fui le pays, l’armée ukrainienne n’a pas cédé. A l’Est, même Kharkiv résiste. Alors qu’ils regardaient les télévisions russes, trouvaient leur gouvernement trop pro-américain et reprochaient à leur Président de ne pas voir tenu sa promesse de paix, nombre d’ukrainiens se retournent : le soutien à Zelenski progresse alors qu’il n’atteignait qu’à peine 20 % avant l’invasion. Il semble qu’un sentiment national se renforce et que la difficulté à justifier l’agression grandisse à mesure du prolongement du conflit.
Démêler les faits et reconstruire une vision commune ne saurait être l’apanage des seuls diplomates. Pour renouer les fils avec la Russie, avec le peuple russe dans chacune de ses composantes, il faut aussi impliquer les parlementaires, les collectivités territoriales, ainsi que la société civile (églises, artistes, sportifs, entreprises, associations…).
Les décisions urgentes
- Secourir. Réduire la souffrance suppose d’apporter de l’aide humanitaire, d’accueillir avec dignité les réfugiés, de sécuriser les postes frontières qui ne le sont pas, y compris du coté ukrainien où des actes de racisme ou de rançonnages se multiplient. L’absence d’un corps européen de protection civile fait bien défaut !
- S’engager dans la désescalade. Plus on livre d’armes offensives aux ukrainiens, plus le conflit sera dur et long. Censurer les médias pro-russes revient à utiliser l’arme des dictatures. Plus Moscou sera sanctionné, plus le régime se durcira et plus sa population en pâtira. Bannir les entreprises, médias, athlètes et artistes revient scinder les cultures et l’alliance entre les peuples. De plus, l’affaiblissement économique ne sera que ponctuel, car le commerce trouve toujours des voies de substitution et de contournement. Déjà on apprend que le système bancaire russe est exclu du SWIFT… à l’exception des produits de l’énergie, soit de 80% des exportations de la Russie vers l’Europe ! Sanctionner n’a que peu d’impacts, et revient à communiquer… Voire à se tirer une balle le pied, car avec ses réserves monétaires et ses matières premières, la Russie est en mesure de soutenir un long blocus, y compris alimentaire, à l’inverse de l’occident surendetté et de l’Europe sans ressources énergétiques ! Dans ce bras de fer, la force n’est pas de notre côté…
Adopter une posture immédiate et la tenir à long terme
- Aider l’Ukraine et la Russie à Inventer un projet. A plus long terme, il faut tirer les enseignements de cette guerre, ne pas refaire les erreurs du Traité de Versailles : l’humiliation de l’Allemagne a provoqué le ressentiment grâce auquel Hitler s’est imposé. Or, l’Europe a fermé sa porte à la Russie à la fin des années 1990. Lors du premier mandat de Vladimir Poutine, il y avait des télévisions d’opposition et il avait même pu lancer au Président de la Commission européenne, sous forme de boutade « Monsieur Prodi, que diriez vous si je vous déposais là, une demande d’adhésion de la Russie à l’Union européenne ? ». On en est bien loin ! Comme nous tous, Vladimir Poutine n’est pas éternel ! Laissons la porte ouverte pour que le jour venu, une Russie nouvelle prenne toute sa place en Europe.
- Considérer l’intégration de l’Ukraine dans l’UE. Pour ouvrir une perspective européenne, octroyer à l’Ukraine le statut de pays candidat à l’UE en garantissant des compensations à la Russie. C’est là le premier jalon d’un long processus. Après tout, adhérer à l’Union européenne ne veut pas dire adhérer à l’OTAN. En effet, six états membres de l’Union européenne n’en sont pas Membres : l’Irlande, l’Autriche, la Suède, la Finlande, Malte et Chypre.
Mais, pour réussir son élargissement et peser au sein de l’alliance atlantique, l’Union Européenne doit encore repenser son projet pour se concentrer sur l’essentiel (paix, prospérité, libertés, migrations, transitions énergétique, climatique, digitale…). Pour y parvenir, il lui faut revoir son fonctionnement, en s’appuyant plus sur les états, mais aussi sur une nouvelle démocratie citoyenne, qui organise enfin des débats publics entre les peuples ! Car, sans ancrage d’un grand projet commun, nous risquons d’autres Brexit. Déjà, plusieurs fossés se creusaient : entre les pays du Sud criblés de dette (dont la France…), qui attendent tout de Bruxelles, et ceux du Nord qui plaident pour la rigueur ; entre les pays d’Europe orientale et centrale qui refusent le centralisme autoritaire et la bureaucratie Bruxelloise. La guerre en Ukraine pourrait être l’opportunité de remettre les pendules à l’heure à condition qu’elle conduire à des changements profonds.
L’Europe s’est construite sur le projet de paix entre pays fratricides. Ce nouveau conflit montre que nous ne sommes pas au bout du chemin pour maintenir la paix continentale. De plus, au-delà du continent, l’invasion de l’Ukraine s’inscrit dans la refonte de la diplomatie mondiale, avec le danger d’un axe sino-russe en situation d’englober peu à peu l’Afrique et l’Asie. Dans le même sens, le rapport des forces en termes de matières premières, d’énergie, et de dettes publiques n’est pas favorable à l’Europe non plus. Car, ne nous y trompons pas, l’enjeu de la partie d’échecs entre l’Otan et la Russie est le maintien de la mainmise de l’empire américain sur l’Europe, issue de deux guerres mondiales. Pour la France, sortir du commandant intégré de l’OTAN comme l’avait fait le Président de Gaulle peut paraître risqué aujourd’hui tant que nous n’avons pas construit une alternative européenne.
L’Europe s’est construite sur le projet de paix entre pays fratricides. Nous ne sommes pas au bout du chemin pour maintenir la paix continentale. Pour sortir par le haut de la nasse diplomatique et du conflit sanglant qui en découle sur son propre sol, l’Europe doit revenir à son éthos profond : après avoir inventé la démocratie aristocratique voilà vingt-cinq siècles, puis la démocratie représentative voilà bientôt cinq cents ans, elle doit maintenant accoucher d’une nouvelle forme de démocratie encore augmentée : la démocratie citoyenne.
Chronique La Tribune du 12/03/2022