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L'éthos européen : inventeur de démocratieI - 8. Génération de systèmes d'information et de systèmes de valeurs

La troisième génération : l'âge adulte

Avec les télécommunications, l’alphabétisation des masses[1] commence à la fin du XIXème siècle. Les fractures de l’illettrisme et des moyens d’impression font place à la fracture numérique.

a. Scénario positif

A l’âge de l’Internet, chaque personne a désormais accès au savoir universel, souvent même de façon gratuite via des points Wi-Fi d’accès libre de plus en plus répandus. Chacun peut même en rajouter en diffusant ses propres découvertes. De fait, si 5 exaoctets[2] de données ont été créés entre le début de l’âge de l’écriture et l’année 2003, nous en créions autant tous les deux jours en 2010[3], et peut être autant toutes les deux heures en 2014 ! Cet accroissement gigantesque de la somme d’informations crées et partagées, contribue à l’élévation des expertises dans tous les domaines. Cette entrée de l’humanité dans la science partagée constitue un socle pour développer la conscience collective de la complexité. Ainsi, peut être prolongé le projet audacieux d’un système sociopolitique où gouvernerait enfin non plus l’opinion la mieux répandue, mais l’opinion la plus juste[4]. Dans cette démocratie apprenante, la majorité ne suffira plus pour imposer ses vues.

La plupart des personnes a désormais, progressivement, accès à des savoirs, mais aussi à des tribunes pour exprimer ses avis, quel que soient son origine sociale, son capital économique ou son niveau d’instruction. Tous ces moyens techniques, nouveau-nés à l'échelle des civilisations, sont autant d'outils d'éducation, d’investigation et de conscientisation.

Notre civilisation s'est enfin dotée d'une gigantesque mémoire. Jusqu'à récemment, nous dépensions une grande partie de notre énergie à chercher ce que nous avions oublié. La Renaissance avait d’ailleurs commencé par une période de redécouvertes de savoirs enfouis dans des livres isolés désormais rendus accessibles par leur reproduction par la technique de l’imprimerie. Dorénavant, l'humanité n'aura plus besoin de redécouvrir : elle peut se consacrer entièrement à l'innovation. La science est au service de l’histoire : les faits, décrits et expliqués par des sources multiples, opposées et complémentaires, sont mieux décortiqués et analysés. Ainsi, nous pouvons actualiser Descartes écrivant : « La lecture de tous les bons livres est comme une conversation avec les plus honnêtes gens des siècles passés qui en ont été les auteurs, et même une conversation étudiée, en laquelle ils ne nous découvrent que les meilleures de leurs pensées. [...] C'est quasi le même de converser avec ceux des autres siècles que de voyager »[5]. A présent, les vecteurs de télécommunication nous apportent la faculté de dialoguer avec les esprits les plus aiguisés des époques passées, et même de notre époque actuelle, en direct. Pour la première fois dans l'histoire du monde, nous pouvons, à moindre coût et instantanément, voir, entendre et dialoguer avec un grand nombre de nos contemporains. La prolifération des sources et supports offre autant de nouvelles possibilités d’interactivité et de découverte de nouveaux savoirs. En soumettant le citoyen à une multitude d'avis, en le confrontant à des vérités qu'il refusait de voir ou qui lui étaient inaccessibles, ces outils sont des atouts incomparables pour la démocratie.

La révolution des télécommunications établit une sphère publique nouvelle dans laquelle chaque personne peut s’exprimer et interagir avec toutes les autres. Cette conscience nouvelle en cours d’émergence nous place au début d'une ère démocratique nouvelle. Ainsi, les médias nouveaux, qui deviendront des médiateurs ouverts aux citoyens en quête de l’intérêt général, n’en sont qu’au stade de la genèse. S’ils savent s'organiser pour permettre la participation constructive du plus grand nombre, les structures pyramidales traditionnelles s'en trouveront court-circuitées et le mode de gouvernement sera contraint de les intégrer : les décideurs auront alors instantanément connaissance de la moindre idée et du moindre dysfonctionnement perçu par une personne, et seront en mesure de prévenir, plutôt que d'avoir à guérir. L'on constatera alors que chaque intervention est une pierre à l'édifice commun et l'on comprendra qu'une démocratie vraiment participative est possible et souhaitée. Aussi, une société plus riche de savoirs se fait jour.

Le pouvoir n’appartiendra plus à ceux qui ont la main sur les moyens d’information, mais à ceux qui ont la capacité à prendre du recul pour analyser l’information et s’en saisir pour prendre les décisions qui servent le mieux l’intérêt général. La fracture économique deviendra désormais la fracture citoyenne : entre ceux qui ne se préoccupent pas du collectif et ceux qui s’en préoccupent.

 

b. Scénario négatif

Mais la complexité du monde est telle qu’elle dépasse de loin chaque personne prise isolément. Avoir accès à l’information n’est pas une condition suffisante pour élaborer une analyse approfondie et gagner en intelligence : encore faut-il avoir des repères solides et s’armer d’une méthodologie rigoureuse pour trouver les informations pertinentes, distinguer celles qui sont avérées de celles qui ne le sont pas, et pouvoir les mettre en relation en produisant du sens et de nouvelles expertises.

Or, tout le monde n'apprend pas à la même vitesse. Le public est divers. Ensevelie sous les flux de l’information, la plupart des personnes reste dans l’impossibilité de distinguer les sources pertinentes, de trier les informations et donc de comprendre de façon approfondie les sujets. Chacun peut néanmoins prendre la parole pour asséner sa vérité incomplète, partiale et parfois inique. Il s’en suit une perte généralisée du discernement, et une victoire possible de l’ignorance et de la confusion. Le risque existe d’une société cacophonique, gouvernée par le brouhaha et les pouvoirs de nuisance. Jean Rostand disait déjà : « L'usage de la radio ne nous a pas rendu plus sot. Mais il a fait la bêtise plus sonore ». Vox populi, vox dei : cette tyrannie de la majorité, des sondages, de la rue ou de l’immédiateté nous éloigne des décisions favorisant le long terme.

Que peuvent vraiment les médias dominants, qui connaissent la faible visibilité des documentaires et des analyses de fond ? En situation de quasi-monopole de l’interprétation des événements, leur parole est la plus entendue du citoyen sans recul. Mais, subjectifs comme tous les autres acteurs, ils sont pris dans un processus de perte de confiance et de légitimité. Ce qui se traduit par une baisse du lectorat ou de l’audimat, et par conséquent, à terme, un tarissement de leurs ressources qui met leur existence en danger. 

 

[1] L’école devient obligatoire jusqu’à l’âge de 14 ans en France en 1881.

[2] L’octet est une unité de mesure en informatique mesurant la quantité de données. Un octet est lui-même composé de 8 bits, soit 8 chiffres binaires. 1 exa-octet (Eo) = 1 152 921 504 606 846 976 octets.

[3] Selon Eric Schmidt, PDG de Google.

[4] Pour mesurer la difficulté de l’exercice : voir « le ballon de rugby » dans L’Etat social de la France, La Documentation française, 2010, p.238.

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