Faut-il et comment construire une société à la fois plus juste et plus performante ?Synthèse du forum Citoyen de Chinon du 17 octobre 2003
La définition même des notions de « justice » et de « performance » suppose d’avoir une vision partagée de la société et des valeurs communes.
L’un des principaux enjeux auquel notre société est aujourd’hui confrontée est la redéfinition et le développement de la citoyenneté. Face à une société devenue complexe, ce n’est que par l’échange et le dialogue avec tous que des solutions à la fois juste et performantes pourront être trouvées. Dans cette perspective, il faut développer les processus participatifs à tous les niveaux et redonner du sens aux notions de performance collective, d’engagement et de solidarité. C’est un nouveau mode de gouvernance qu’il faut inventer.
Le développement des démarches de « développement durable » dans les entreprises et la sphère publique vont dans ce sens mais ne sont pas suffisantes. Il faut renforcer les démarches d’éducation à la citoyenneté par l’école, par les associations, par les processus participatifs mais également par d’autres formes comme par exemple l’instauration d’un « service civique » obligatoire pour les jeunes.
Une société en mutation
Plusieurs participants ont souligné certaines évolutions sociales des dernières décennies qui influent sur notre façon de concevoir aujourd’hui la société et notre lien au collectif.
La France est en effet passée d’un mode de vie collectif, dans lequel les familles vivaient ensemble sur plusieurs générations (grands-parents, parents, enfants, …) à une organisation centrée autour d’une cellule familiale restreinte, limitée à l’individu ou au couple, avec ou sans enfants. Il s’ensuit un mode de vie plus individualiste et un affaiblissement du lien aux acteurs extérieurs à la cellule familiale restreinte (famille, voisins, …).
La généralisation de la télévision a également eu un impact important sur notre lien aux autres : en apportant le divertissement à domicile, la télévision a contribué à développer de l’isolement des individus et du repli sur soi.
C’est en grande partie cet individualisme qui est responsable, selon une grande part des personnes qui se sont exprimées, de la perte de lien social, du manque de solidarité et donc du manque de « performance sociale » en France, qui s’est tristement illustré cet été lors de la canicule.
L’un des participants a tenu a tempérer cette approche négative de l’individualisme en précisant que l’individualisme se traduit également par le fait que dans les entreprises, les salariés osent maintenant s’exprimer, défendre leurs intérêts, faire des propositions, ce qui représente une avancée par rapport à une époque où les salariés ne s’exprimaient jamais, laissaient faire et se laissaient faire sans rien dire.
Cette montée de l’individualisme qui progresse depuis les années 50 et qui affaiblit la performance collective et l’envie de justice de notre société (c’est-à-dire la volonté de protéger et d’aider le plus faible) trouve cependant, selon certains, ses limites. En effet, on constate depuis quelques années un nouvel élan de l’engagement pour les autres, de la volonté d’être en lien avec les autres. Les associations de quartiers, de plus en plus nombreuses, sont un témoignage de ces nouvelles aspirations qui émergent, une façon de re-créer du collectif, du lien social.
La citoyenneté : une clé pour une société plus juste et plus performante
Très vite, les participants ont abordé la question de la citoyenneté comme remède à la montée des individualismes et des injustices. La citoyenneté, parce qu’elle constitue l’engagement de chacun pour le bien-être collectif, a été présentée par de nombreux intervenants comme le meilleur vecteur pour conduire la société vers plus de justice et de performance.
La question se pose alors des méthodes de développement de la citoyenneté. Plusieurs participants ont formulé des propositions d’actions qui peuvent se classer en quatre catégorie :
1- Par l'école
La citoyenneté n’est pas une qualité innée. On ne naît pas citoyen, on le devient. La citoyenneté nécessite un apprentissage. C’est pourquoi l’une des participantes a proposé d’utiliser les lieux d’accueil de la petite enfance comme outils de développement de la citoyenneté des enfants, mais aussi des parents. En effet, l’école peut être un moyen de sensibiliser les parents au civisme, à la démocratie, aux pratiques citoyennes en les impliquant dans le fonctionnement de l’école et les activités de leur enfants.
La construction de la citoyenneté, a rappelé cette intervenante, prend du temps : il faut une posture citoyenne, il faut un cadre qui permette de déployer cette posture, de la décliner en actions concrètes, et il faut du temps !
Plusieurs participants ont exprimé leur regret de la disparition des cours d’éducation civique ou encore des maximes du jour qui permettaient aux enseignants de laisser une maxime, un proverbe ou une sentence affiché dans la salle de classe et de faire réfléchir les élèves au sens de cette phrase durant la journée. Ces cours, ces maximes, ces sentences, permettaient de donner aux enfants des repères, de comprendre le sens de certaines valeurs morales. Plusieurs intervenants ont donc proposé de remettre en place ce type de pratiques qui n’ont, selon eux, pas d’équivalent aujourd’hui.
Par ailleurs, il est difficile de se sentir citoyen, d’avoir le sentiment d’appartenir à un collectif lorsqu’on ne connaît pas les règles de fonctionnement de ce collectif. Ainsi, un sapeur-pompier professionnel a indiqué que la plupart des jeunes qu’il recrute aujourd’hui comme sapeurs-pompiers ont non seulement perdu tout sens civique (c’est-à-dire la volonté de s’impliquer pour les autres et non pas seulement pour soi) mais ne connaissent en plus que très peu le fonctionnement de l’Etat et encore moins de l’Europe. Il ne s’agit pas de transformer tous les français en spécialistes du droit mais simplement de donner à chacun des repères sur les grands corps de l’Etat, les différents types de pouvoirs (législatif, exécutif, judiciaire), les liens entre eux, les liens avec l’Europe et les processus de décisions. C’est en comprenant leur environnement qu’ils seront en mesure de faire des choix éclairés et d’agir.
L’une des participantes a fait le constat que le système éducatif était organisé de façon à mettre toujours en avant la performance, ou la non performance, individuelle. Or, la citoyenneté consiste à s’inscrire dans un collectif et à s’impliquer pour ce collectif. L’une des clés pour réformer les esprits serait donc d’apprendre et de répandre le sens de la performance collective : mettre en place des processus où il n’y ait pas de gagnants ou de perdants individuels, que tout le monde gagne ou que tout le monde perde, même si certains ont apporté plus que d’autres. L’Education Nationale pourrait ainsi, par exemple, dès l’école primaire mettre en place des systèmes de notation collective qui permettraient de noter les résultats du travail d’un groupe et pas seulement de chaque enfant individuellement.
2 - Par les associations
L’engagement citoyen se traduit notamment par l’engagement associatif, les nombreux responsables et acteurs associatifs présents lors du débat en sont le témoignage. Le développement de la citoyenneté passe donc en partie par le développement du secteur associatif. A ce titre, il est indispensable, ont dit certains, que les mairies accueillent et accompagnent les associations, qu’elles garantissent au moins une écoute des citoyens qui souhaitent créer une association et qu’elles soient prêtes à les accompagner (montage du projet, cadre juridique, démarches administratives, locaux, moyens, contacts, ...). Certaines mairies, comme celle de Chinon, ont mis en place ce type de démarche et bénéficient en retour d’un secteur associatif dynamique.
D’autres actions ont été proposées pour renforcer les performances et l’attractivité des associations, et susciter ainsi plus de vocations citoyennes. Il faudrait, par exemple, que les associations développent leurs performances en se rassemblant, en se coordonnant afin d’éviter les doublons dans l’action, de construire des synergies et d’échanger leurs savoirs et savoirs-faire. Il faudrait pour décupler leur action qu’elles puissent se réunir régulièrement pour échanger sur ce qu’elles font et ce qu’elles savent. Les forums des associations organisés dans certaines villes, comme à Chinon, permettent justement de faire en sorte que toutes les associations se connaissent et échangent. C’est aux dirigeants politiques de créer le cadre dans lequel les associations pourront se coordonner.
Il faudrait également que les associations organisent mieux leur communication vis-à-vis du grand public. Nombreux sont les individus qui souhaitent s’engager, donner de leur temps pour aider les autres mais qui ne connaissent pas le tissu associatif local ni les conditions dans lesquelles ils pourraient s’impliquer. Il faudrait donc là encore que les associations apprennent à mieux communiquer, qu’elles se coordonnent entre elles si nécessaire, voire qu’elles demandent le soutien de leur commune ou de leur département pour faire connaître leur action.
Le monde associatif n’est cependant ni la solution à tous les problèmes ni un monde idéal dans lequel tout le monde s’engage par pur altruisme et qui fonctionne toujours en bonne intelligence. Certains dirigeants associatifs présents ont indiqué que dans les associations comme dans les entreprises il y a des entités très démocratiques et d’autres qui le sont moins, voire pas du tout. Il y a des jeux et des enjeux de pouvoir. On retrouve souvent les mêmes individus dans les bureaux de plusieurs associations. Certains cherchent sans doute ainsi à acquérir un certain statut social, mais beaucoup se trouvent quasiment contraints de cumuler les fonctions dans la mesure où les associations peinent à recruter des bénévoles et où certains bénévoles finissent par se lasser du monde associatif qui leur prend beaucoup de temps et d’énergie. De ce fait, les seuls qui acceptent de prendre des responsabilités dans le monde associatif sont sollicités par de nombreuses associations.
Par ailleurs, les règles de plus en plus nombreuses et complexes imposées aux associations transforment de plus en plus les dirigeants associatifs en gestionnaires, en techniciens du monde associatif et risque de les éloigner des valeurs pour lesquelles ils se sont engagés.
Enfin, si les associations sont très importantes en matière de création de lien social et contribuent à rétablir une certaine justice sociale, les services publics ne le sont pas moins, et c’est également leur rôle que de créer du lien social et de garantir la justice sociale. Il ne faut pas que l’Etat se désengage de son rôle social sous prétexte que les associations le font ou le feraient très bien.
En réponse à cette intervention, l’une des participantes, qui travaille dans un Centre Communal d’Action Sociale, a tenu à préciser que certes, les associations agissent, mais, que l’ensemble des services publics sont là pour les soutenir et que les projets les plus « performants » sont ceux qui sont réalisés avec les acteurs et pas seulement pour eux, pas à leur place et encore moins sans leur demander leur avis. La première justice, selon cette intervenante, est d’associer les personnes à la définition de l’action que l’on veut mettre en place pour elles. C’est à cette condition que l’on a le plus de chance de répondre réellement à un besoin ou un problème, c’est-à-dire d’être performant.
3 - Par la mise en place d'un "service civique" obligatoire
L’une des propositions émises pour développer la citoyenneté consiste à remplacer le service militaire par une forme de « service civique », à définir, qui consisterait à donner de façon obligatoire, du temps à une ou plusieurs associations, sur une période définie. Afin d’éviter d’handicaper une poursuite d’études ou une activité salariée, comme c’était le cas avec le service militaire, le temps obligatoire pourrait être donné le week-end, pendant les vacances, voire même une à deux journées par mois. Cette démarche permettrait à la fois aux jeunes de découvrir le monde associatif, l’engagement, de rencontrer des personnes qui donnent de leur temps et de leur énergie pour les autres de façon bénévole, de découvrir la satisfaction et l’épanouissement que l’on peut trouver quand on s’engage pour les autres, et à la fois au monde associatif de disposer d’une « main d’½uvre » complémentaire ce qui ne pourra que décupler son action et donc créer plus de lien social, plus d’aide, plus de justice.
4 - Par le développement des processus participatifs
L’un des intervenants, qui a défini la citoyenneté comme la volonté de faire changer les choses pour les améliorer, a insisté sur la nécessité pour être un véritable citoyen de comprendre son environnement et d’avoir une vision globale. Ces deux éléments – compréhension et vision globale - sont effet indispensables pour tenter de définir ce qu’il faut changer et comment le changer, en ayant conscience des contraintes et des impacts possibles, positifs et négatifs, sur tous les autres domaines. Aucun individu n’est capable de connaître et d’appréhender seul l’ensemble des problèmes de la société. C’est donc à travers le dialogue et l’échange d’informations, d’arguments, d’idées, de propositions que l’on peut développer la citoyenneté et définir les meilleures propositions. A ce titre, les groupes participatifs organisés dans les entreprises dès le début des années 80 étaient, a-t-il indiqué, une bonne initiative qu’il faudrait relancer dans l’entreprise mais également transposer dans les communes afin de développer des habitudes de pratiques de réflexion et de participation, ferments de plus de démocratie et de citoyenneté.
Il existe malheureusement en France, a relevé l’un des intervenants, une culture autocrate très importante qui se voit à tous les niveaux et dans tous les domaines : dans la sphère politique, dans l’entreprise mais aussi dans le monde associatif. Ce serait donc logiquement à la sphère publique de montrer l’exemple, d’impulser de nouvelles pratiques en organisant la participation de tous. Il faudrait que les comités de quartiers ne soient plus seulement des organes de réception d’information ou de recueil des desideratas de chacun mais qu’ils deviennent de vrais lieux de réflexion où l’on peut débattre des questions concernant le quartier, mais également l’ensemble de la ville, voire l’ensemble du pays.
Il s’agit même, selon ce même intervenant, d’aller au delà de la participation à la réflexion et d’aller jusqu’à la participation à la décision, d’organiser la délégation du pouvoir et que chaque comité de quartier devienne une entité autonome capable de développer plus de justice et plus de performance au sein de son périmètre d’action.
La difficile équation Justice & Performance
Pour certains, la performance d’un pays passe d’abord par sa capacité de production et suppose donc que toutes les forces vives soient au travail. Pour l’un des intervenants, la clé réside à ce titre dans la formation. En effet, les pays européens voient progressivement se délocaliser les emplois sous qualifiés. Au lieu de tenter de maintenir ce type d’emplois en Europe, il conviendrait plutôt de donner, selon lui, la priorité à la formation, à tous les niveaux, pour permettre à chaque européen de travailler, et qui plus est de travailler en apportant une valeur-ajoutée à travers sa qualification. Cela suppose bien sûr une politique publique en faveur de la formation professionnelle mais cela suppose également de sensibiliser les individus à l’importance d’acquérir un savoir-faire et des responsabilités et d’aimer leur travail ou en tout cas d’aimer le travail bien fait, quel qu’il soit, pour pouvoir s’épanouir. Cette sensibilisation doit bien sûr être déployée à travers l’école mais aussi à travers les parents et les employeurs. Pour cette dernière catégorie d’acteur, cela supposerait au préalable que les employeurs, a-t-il été précisé, aient eux-mêmes été sensibilisés à l’importance de la formation professionnelle pour le développement de leur propre structure.
L’un des participants a fait remarquer que le souci d’éthique et de solidarité, et donc de justice dans la performance, émerge depuis quelques années dans la sphère de l’entreprise et même dans la sphère publique à travers la notion de développement durable. Il y a donc bien une prise de conscience collective du fait que l’on ne peut pas continuer à courir après la performance sans se soucier de l’impact que cela peut avoir sur le tissu social, sur l’économie locale et globale et sur l’environnement. De plus en plus d’entreprises mettent en place des démarches de développement durable qui allient développement économique, cohésion sociale en interne, solidarité avec les acteurs externes et préservation de l’environnement. Mais cela a un coût que l’on ne peut pas nier. Et tout comme beaucoup de pays du Sud préfèrent continuer à utiliser des produits polluants parce qu’ils sont moins chers, beaucoup de structures, publiques et privées, préfèrent s’occuper plus de performance que de justice et de solidarité parce que la justice et la solidarité ont un coût. De ce point de vue, il faut d’abord être performant pour pouvoir être solidaire.
Deux voies sont alors possibles pour conduire malgré tout la société vers à la fois plus de justice et plus de performance :
- Sensibiliser les acteurs économiques à leurs devoirs vis-à-vis de la société dans laquelle ils exercent leur activité pour qu’ils acceptent le coût de la solidarité et du développement durable, qu’ils deviennent des acteurs économiques citoyens ;
- Arriver à démontrer aux acteurs économiques qu’en développant plus de justice, de respect et de solidarité, aussi bien en interne qu’avec les acteurs extérieurs, ils développeront également plus de performances à long terme.
La nécessité d'une vison
Certains participants ont précisé que pour pouvoir réaliser des choix, à titre personnel ou à titre collectif, il convient d’abord de se forger une vision des choses, des contraintes, enjeux et possibilité, et de la société. Cette vision permet d’éclairer les décisions et de définir ce qui est souhaitable. C’est ensuite la mission des acteurs politiques de rendre possible ce qui est souhaitable. La définition d’une vision, que ce soit dans la sphère politique ou dans l’entreprise, est un critère indispensable à la performance, car c’est elle qui donne de la cohérence aux choix qui sont fait et qui permettra une appropriation par le plus grand nombre, citoyens ou salariés, des projets et des choix opérés.
La conclusion du Maire
En conclusion des débats, et en réponse au constat réalisé par les participants de la nécessité d’accroître les lieux de dialogue avec les citoyens, le sénateur-maire Yves Dauge a tenu a rappeler que la France dispose de bonnes institutions démocratiques mais que notre pratique démocratique est défaillante, à l’inverse des anglais qui ont beaucoup moins d’institutions mais une meilleure pratique démocratique.
Il a également rappelé que la démocratie a un coût et particulièrement un coût en terme de temps. En effet, pour qu’un dialogue ou un débat public soit utile et « performant », certains préalables sont nécessaires : il faut réaliser un constat objectif et clair sur le thème du débat, il faut ensuite que chaque participant fasse également un investissement en terme de temps pour prendre connaissance de ce constat et comprendre le problème avant de dialoguer, il faut ensuite organiser le débat. Pour tout cela, il faut donc voter des crédits. Or l’organisation d’un débat peut sembler a priori moins concrète et moins utile qu’un investissement direct pour construire des infrastructures ou aider une association. Les crédits publics sont ainsi souvent alloués à d’autres projets, alors que le débat est primordial en amont de toute décision.
Le développement de la citoyenneté et le développement des processus participatifs sont pourtant selon le maire intimement liés. Il semble ainsi difficile de se sentir citoyen et encore plus d’être véritablement citoyen lorsque l’on n’a pas la possibilité de s’informer et de s’exprimer. C’est pourquoi il faut permettre à tous une pratique de la démocratie en réinvestissant le champs politique mais aussi le champs de l’école et même de l’entreprise pour réfléchir ensemble à la façon d’optimiser nos systèmes de vie et de fonctionnement collectifs.