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L'éthos européen : inventeur de démocratieI - 4 . Générations de systèmes d'information et de systèmes de valeurs

Le partage du savoir impose la réarticulation des valeurs partagées, les religos[1]

Pour vivre ensemble, les hommes ont besoin de religos, des valeurs partagéesd’utiliser une même grille de lecture de leurs comportements respectifs. Sinon, chacun peut faire des actes d’autrui une évaluation toute personnelle, partielle, partiale et donc divergente, discordante de celles qu’en font les autres, et donc au moins partiellement erronée. Les bonnes intentions des uns peuvent alors être interprétées par les autres comme des malveillances, leurs maladresses vues comme des fautes, leurs propositions entendues comme des agressions. Aussi, savoir vivre ensemble et pouvoir vivre ensemble suppose de partager de mêmes prismes d’observation, des repères communs, des critères qui autorisent à des analystes différents de conclure de façon convergente, sinon analogue. Or, c’est l’un des exercices les plus ardus que de tenter d’ancrer des principes abstraits dans les esprits au point qu’ils permettent à chacun de prendre du recul, jusqu’à ce que tous parviennent à poser un même regard sur leur passé, leur présent et leur avenir, et que cette vision soit partagée au point que chacun s’y range et la déploie dans ses actions concrètes personnelles. Aussi, chaque génération de système d’information a autorisé une réécriture de l’histoire. L’obligation qui en découle de reconsidérer ce que l’on tenait pour certain a donné naissance à de nouveaux religos. Leur dévoilement[1], consistant en l’émergence d’un nouveau prisme intellectuel et social a, à chaque fois, mis un terme à la société pré existante.

Avec l’écriture, chaque micro société a pu entreprendre la rédaction de sa propre histoire, en allant même jusqu’à la faire remonter à l’origine de la création du monde[1], créant la mythologie qui la légitime. Or, ceux qui détenaient le monopole de la maîtrise de l’écriture et de la lecture, les prêtres et les juristes, se trouvaient donc également en situation de monopole de la mémoire historique. Ainsi, les détenteurs des pouvoirs temporels et des pouvoirs spirituels s’obligeaient les uns les autres dans une alliance objective pour se justifier mutuellement et réciproquement auprès des masses qu’ils gouvernaient. Sans accès à la connaissance, la contestation de l’histoire, des valeurs et des pouvoirs en place restait impossible pour les masses. Pour une déstabilisation durable, il n’y avait d’autre solution que l’affirmation d’une autre lecture de l’histoire, elle-même portée par une autre mythologie légitimatrice d’un autre pouvoir. Ainsi, les visées politiques et territoriales des conquérants supposaient des chocs d’histoires, de mythologies, et donc de religions. Elles ne pouvaient se réaliser que par la violence totale : la guerre. Notons l’étymologie de l’église catholique, du Grec ecclésia catholicos, qui signifie assemblée universelle des citoyens[2] : le projet affirmé était de construire un unique et même projet de paix universelle, au sein d’une même humanité partageant des mêmes valeurs, une même histoire, et s’appuyant donc sur une seule mythologie.

En élargissant l’accès aux textes bibliques[3], l’imprimerie a rendu obsolète la seule diffusion de l’information par les peintures, rosaces, statues et discours des prêtres en chaire, pour permettre au lecteur de se faire librement et par lui-même sa propre opinion du texte. Pour une partie des lecteurs, il s’en est suivi un décryptage et une déconstruction de la mythologie. Certains, comme les protestants, à compter de 1517, et les francs-maçons[4] en 1598[5], en ont conservé des pans entiers pour rebâtir d’autres édifices intellectuels, qui ré-asseyaient autrement le projet universaliste d’épanouissement de l’humanité sur des valeurs assez proches des précédentes. L’analyse en a conduit d’autres a déconstruire la mythologie, sans toutefois la remplacer par quoi que ce soit, ce qui a laissé les valeurs en suspens, non soutenues, et soumises à l’appréciation de chacun, au gré d’un libre arbitre bâti de façon aléatoire, et donc plus ou moins bien exercé selon les personnes.

L’ère de télécommunications a vu l’alphabétisation se généraliser et les sources d’information et d’investigation se multiplier. Désormais, les grands médias rendent les découvertes les plus récentes accessibles à tous en temps réel. Télévisions, radios, journaux, magazines, cinéma ou Internet, bien que ne garantissant guère mieux qu’auparavant l’objectivité et l’exactitude de l’information diffusée, sont pris par de nombreuses personnes comme des porteurs de paroles avérées et incontestables. A l’inverse, pour d’autres, qui ont constaté ne serait-ce qu’une seule fois leur inexactitude sur un seul sujet, les mass-médias sont assimilés à des conspirateurs qui abondent à la manipulation des populations, inconsciemment voire consciemment, au service de la cause d’un Big brother masqué. Si ces avancées technologiques rendent désormais possible le débat contradictoire sur le plan technique, les citoyens qui les suivent attentivement paraissent encore vraiment bien rares. Ainsi, l’accès à la multitude d’informations engendre une plus grande disparité de lectures du monde, y compris entre voisins et même au sein des familles. Il s’en suit une dispersion des valeurs partagées au point que chacun peut définir les siennes. Aussi, les religos sont-ils en voie de disparition. La relecture et la réécriture de notre histoire commune devient à nouveau indispensable.

 

[1] La représentation que chacune se fait de ses liens avec son ou ses dieux se veut spécifique et unique, mais recèle les éléments d’une convergence indéniable Voir détails dans L’état social de la France, La Documentation française, 2010, p.143.

[2] Dans le système politique de l’Athènes antique, l’Ecclésia était l’assemblée des citoyens, par opposition à la Boulé qui était l’assemblée des nobles. Katholicos signifie universel.

[3] La Bible est le livre le plus imprimé au monde.

[4] L’origine des francs-maçons se confond avec les bâtisseurs de cathédrales qui bénéficiaient d’un statut spécifique qui leur permettait d’exercer leur métier librement : la liberté de statut a généré la liberté de pensée.

[5] Les premiers statuts, dits Schaws, sont rédigés en Ecosse en 1598.

 

[1] ODIS, Gouvernance, lien social et performance, La Documentation française, 2012, p.138.


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