Chronique 9 - L’objectif d’un vrai dialogue : asseoir un système de valeurs partagé Ne nous fâchons pas !
Pour vivre ensemble longtemps, chacun se doit de déployer au quotidien des pratiques acceptées par autrui. Cela suppose non seulement que les actes des uns ne desservent pas les autres, mais aussi et surtout même qu’ils les servent. Tous les gestes et initiatives de chacun doivent donc être l’occasion d’abonder à la fois à la cohésion sociale et la performance collective.
Or, pour qu’une contribution soit admise et constatée par tous, il faut qu’elle soit examinée à travers un prisme accepté et partagé. Et pour qu’elle soit validée par chacun, il faut qu’elle serve les intérêts particuliers de chaque partie prenante. Faciliter ce contrôle méticuleux suppose de structurer la capacité dialectique du système dans son ensemble.
Pas d’analyse partagée sans grille d’analyse partagée
Le premier enjeu du vivre ensemble et du réussir ensemble consiste à faire converger toutes les décisions de tous les acteurs vers un idéal commun. Il s’agit donc de faire coïncider deux éléments contradictoires : une quête d’absolu qui doit s’affranchir des contingences, et un respect absolu des contraintes du quotidien. Cette indispensable convergence des enjeux à long terme avec les impératifs incontournables à court terme suppose de savoir conjuguer en continu des valeurs abstraites avec des décisions concrètes.
Or, sans critères d’analyse partagés, il n’y a pas d’analyse partagée. Pour que les actes des uns soient admissibles et donc admis par les autres, il est donc nécessaire que tous partagent les mêmes repères, à travers lesquels il leur est alors possible de s’évaluer ensemble et respectivement.
Plus que d’une expertise de chacune des décisions et des actions individuelles, il s’agit de permettre une appréciation quasi instantanée de tous et par tous. Il est donc impératif pour un corps social de se doter de valeurs qui définissent l’idéal qu’il poursuit et qu’il pourra alors utiliser en toutes circonstances pour accepter ou rejeter les situations et les acteurs. Pour que la légitimité des évaluations ainsi produites s’étende au groupe dans son ensemble, le système de valeurs ne peut donc être produit et défendu par une seule de ses composantes : il lui faut un caractère universel. Pour assurer sa pérennité, un collectif doit donc compter parmi ses composantes une entité autonome dont la seule fonction est de réaffirmer, d’adapter, d’utiliser et de s’assurer du partage du système de valeurs en toute indépendance de toutes les parties prenantes.
Articuler la dialectique entre deux formes de pouvoirs
Les actions de loin les plus impactantes étant celles des décideurs, ils sont l’objet de tous les regards et font l’objet d’évaluations permanentes. Or, décider, c’est choisir : bien rares sont les décisions qui recueillent la satisfaction de tous. Les dirigeants doivent donc se donner les moyens de défendre leurs arbitrages, leurs projets. Il est logique qu’ils cherchent à défendre leur bilan et leur vision : il leur faut s’autoévaluer au grand jour. Aussi, pour se présenter sous le meilleur angle, ils cherchent à produire leur auto diagnostic à travers un prisme qui leur est le plus favorable. Y compris en inventant des repères.
En conséquence, pour conserver son objectivité, un corps social doit s’affranchir de prismes spécifiques à quelques personnes ou intérêts particuliers que ce soient. Aussi, la gouvernance d’un corps social doit être composée de deux instances dissociées : un pouvoir temporel qui prend les décisions et un pouvoir spirituel qui les évalue à travers des valeurs partagées. Voilà la raison profonde pour laquelle les civilisations sont toujours composées de trois grands ordres distincts, de trois groupes d’acteurs aux rôles différents, complémentaires et qui doivent se coordonner en permanence :
- Les décideurs regroupés au sein d’une forme de noblesse qui détient le pouvoir temporel, au sommet de laquelle se situe un chef-roi qui prend les décisions opérationnelles ;
- Les tenants du système de valeurs, composant une forme de clergé qui détient un pouvoir à caractère spirituel pour énoncer ce qui est juste pour la société comme pour les personnes. C’est lui qui analyse tous les projets à travers un système de valeurs producteur de convergence optimisée à long terme et pour l’ensemble des acteurs.
- L’énorme majorité des acteurs qui agissent sur le terrain dans leur diversité de contextes et de pratiques et qui, dans l’histoire des civilisations, subissent les décisions des premiers et les grilles d’analyse des seconds.
Des despotes comme Napoléon Bonaparte ou Adolphe Hitler ont réussi à annihiler toute forme d'opposition interne en asservissant les mécanismes démocratiques. Mais leur légitimité n'a duré que le temps de leur capacité à réussir à tenir leurs promesses. Aussi, en quelques années, leur force d'entrainement a transformé leurs victoires initiales en défaites et à la ruine de leur pays. A l'inverse, l'Angleterre (en 1660) et le Japon (en 1945) ont inventé le jeu institutionnel des chaises musicales : ces deux pays ont transféré le pouvoir spirituel à leur chef d'Etat, et ont confié leur pouvoir temporel à un chef de gouvernement indépendant. La Reine d'Angleterre est le chef de l'église anglicane, et l'empereur du Japon est le chef de la religion shintoïste. |
Nécessité d’un Siège du Juste indépendant des décideurs
Le rapport des forces respectives de ceux qui décident et de ceux qui disent le juste constitue un exercice continu de maintien de l’équilibre, dans lequel chacun des deux pôles tente d’exercer le plus d’influence, et donc d’acquérir le plus de pouvoir possible. Lorsque l’un des deux l’emporte sur l’autre, un seul acteur cumule alors les deux rôles, et se trouve dès lors en situation à la fois de commander et de justifier lui-même ses propres décisions.
Deux phénomènes se produisent alors pour cet acteur en situation simultanée de juge et de partie prenante, elle-même concernée par ses propres arbitrages :
- Sans d’autres véritables relais d’opinion indépendants, de courroie de transmission autonome, et surtout de vecteur d’objectivation que lui-même, il lui devient plus ardu de faire adhérer à ses décisions ;
- Sans contrepouvoir capable d’exercer au plus haut niveau une capacité intellectuelle de vigilance critique, ni doté d’une aptitude structurelle, juridique et politique à exprimer les non-dits et à signaler les risques d’impasse, la porte est alors grande ouverte aux erreurs les plus grandes et donc aux échecs les plus fâcheux.
La fusion des deux pouvoirs, le temporel et le spirituel, réduit donc peu à peu les contre-pouvoirs et prépare des décisions moins précises qui vont constituer la succession des erreurs qui préparent la chute de la structure. Aussi convient-il d’articuler les interactions entre ces deux dispositifs afin de mettre œuvre une méthode de prise en compte des idées productrice de diagnostics partagés entre le plus d’acteurs possible. Cela suppose d’organiser une dialectique inclusive, qui intègre et agrège toutes les informations pour que nul acteur ne soit jamais en situation d’imposer ses vues à la faveur de l’opacité et que tous comprennent les raisons des décisions et y consentent avec lucidité.
L’enjeu d’un vrai dialogue : inventer un nouveau Siège du Juste
En occident, depuis l’invention de l’imprimerie qui multiplié nos connaissances, les religions ne parviennent plus à occuper le siège du Juste qui est désormais vacant. A l’ère d’Internet, où chacun est en situation potentielle de tout savoir et où beaucoup croient donc déjà savoir tout, plus personne ne détient plus l’autorité morale suffisante
pour parler au nom de l’intérêt général à long terme. Plongés dans la transparence et l’immédiateté, discerner l’important du superflu, distinguer la réalité-vraie de la rumeur-fausse devient de plus en plus difficile.
Comme chacun détient, ou pense détenir, une part de vérité, il convient de construire un système de partage de toutes les informations, expériences, analyses et idées. Si cette mise en commun de l’ensemble des parts individuelles de vérité s’établit à travers un processus transparent dans lequel chacun a confiance, alors tous pourront se reconnaître dans la vérité nouvelle coproduite…et assumer leur part personnelle de responsabilité dans la mise en œuvre des conclusions du raisonnement collectif.
En ce sens, le Grand débat peut être vu comme les prémisses expérimentales, certes non encore maîtrisées, de l’émergence d’un Siège du Juste d’un genre nouveau. Reste alors à structurer en détail ce mécanisme de vrai dialogue à grande échelle. Les organisations qui parviendront à augmenter leur capacité dialectique avec l’ensemble de leurs parties prenantes développeront leurs performances économiques, sociales et politiques : elles deviendront les exemples à suivre !
NOTES
(*) Afin d'éviter les écueils des faux dialogues générateurs de suspicion, de rupture et de conflits, La Tribune ouvre ses colonnes à l'Odissée. Pilotée par son directeur et expert de la dialectique, Jean-François Chantaraud, la chronique hebdomadaire « Ne nous fâchons pas ! » livre les concepts, les clés opérationnelles de la méthode en s'appuyant sur des cas pratiques et sur l'actualité.
L'Odissée, l'Organisation du Dialogue et de l'Intelligence Sociale dans la Société Et l'Entreprise, est un organisme bicéphale composé d'un centre de conseil et recherche (l'Odis) et d'une ONG reconnue d'Intérêt général (Les Amis de l'Odissée) dont l'objet consiste à "Faire progresser la démocratie dans tous les domaines et partout dans le monde".
Depuis 1990, l'Odissée conduit l'étude interactive permanente Comprendre et développer la Personne, l'Entreprise et la Société. Dès 1992, elle a diffusé un million de Cahiers de doléances, ce qui l'a conduit à organiser des groupes de travail regroupant des acteurs des sphères associative, sociale, politique, économique qui ont animé des centaines d'auditions, tables rondes, forums, tours de France citoyens, démarches de dialogue territorial et à l'intérieur des entreprises.
Video Youtube Jean-François Chantaraud
Chronique du 07/03/2019 La Tribune