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Chronique 11 - Le projet européen : réinventer la démocratie Pour avoir inventé la démocratie aristocratique puis la démocratie représentative, l'éthos européen est d'être "Inventeur de démocratie". Le projet européen doit être repensé pour inventer la 3éme génération de systèmes démocratiques.

En 2005, les Irlandais, les Néerlandais et les Français ont dit non à la constitution européenne. Ce n'est pas l'idée même d'Union européenne qu'ils ont rejetée, mais plutôt la constitution qui leur était proposée dans le prolongement de mécanismes d'élaboration de la décision publique dont ils sont exclus. Consultés sur leur propre constitution, peut-être répondraient-ils aussi par la négative, car le citoyen ne se satisfait plus désormais seulement d'avoir une voix, mais il veut aussi et surtout la parole.

L'Europe, un parcours d'inventeur de systèmes démocratiques

L'histoire politique de l'Europe est liée à celle des systèmes de communication, supports de mémoire et d'échange des savoirs et des idées.

Suite à l'invention de l'écriture, voilà 53 siècles, première révolution de l'information, seuls les tenants du rare privilège d'écrire et de lire pouvaient accéder au savoir, et donc au pouvoir. C'est l'Europe, en Grèce puis en Italie, qui a su la première en tirer les conséquences en instaurant les innovantes démocraties aristocratiques qui contrôlaient les pouvoirs d'un seul dirigeant, toujours susceptibles de dérives despotiques. Mais le placement du pouvoir de décision dans les mains des élites excluait encore la grande majorité de la population illettrée qui n'avait donc pas accès à l'information.

Avec la reprographie des documents rendue possible par l'imprimerie, mise au point par Gutenberg en Allemagne vers 1450, l'accès au savoir s'est élargi au plus grand nombre. Les systèmes politiques ont dû intégrer cette rupture de la digue de la confidentialité en généralisant la citoyenneté. Là encore, l'Europe s'est singularisée en faisant émerger le pouvoir de contrôle et d'élaboration de parlements élus par le grand nombre, d'abord aux Pays-Bas puis en Angleterre. Mais la logique de la démocratie représentative est fondée sur le principe même de l'imprimerie : au lecteur qui peut lire un auteur sans pouvoir lui répondre, correspond le citoyen qui choisit le représentant dans lequel il se reconnait sans participer à l'élaboration d'une vision de la société.

Le citoyen-dictateur modifie l'exigence démocratique

Notre époque n'a point de commune mesure avec le temps où l'énorme majorité de la société savait qu'elle ne savait pas, et consentait donc, sans y être trop contrainte, à son éloignement de la sphère publique. Avec Internet, de simple récepteur, le citoyen est devenu un émetteur-récepteur : la possibilité pratique d'émission de ses savoirs, expériences, avis et idées crée une attente culturelle à laquelle les décideurs doivent répondre sous peine de laisser penser qu'ils ne se soucient pas du terrain. L'accès abondant à l'information permet désormais, en effet, à chacun d'identifier, sélectionner et retenir comme bon lui semble des arguments qui contredisent les décideurs. Chacun s'estime ainsi en situation éthique de rejeter ses dirigeants. Cette tyrannie du citoyen-dictateur, des sondages, des chaines d'information continue, des prismes individuels, des intérêts particuliers et de l'immédiateté rend difficile les décisions qui prennent en charge le long terme. Ainsi, les technologies de l'information complexifient l'exercice du pouvoir, au point de paralyser les décideurs.

Dans ces conditions, une communication gouvernementale d'explication des décisions est perçue comme une forme de propagande qui vise à « vendre » les décisions politiques aux citoyens, plutôt que comme une démarche de transparence démocratique.

La démocratie représentative ne suffit donc plus à construire le consensus fort dont toute société a besoin pour que toutes ses composantes acceptent et même désirent vivre et réussir ensemble.

Le projet européen : inventer la 3e génération de systèmes démocratiques

Le continent européen a transcrit dans ses systèmes politiques les deux précédentes générations de moyens techniques de communication. Chaque fois, plus de citoyenneté a généré plus de responsabilité intellectuelle, d'innovation, de lien social et de performance dans tous les domaines.

Dans la seconde partie du XXe siècle, après la Seconde Guerre mondiale, les pays européens ont entamé une nouvelle révolution de leur gouvernance. S'attachant dans un premier temps au développement des performances, ils ont construit la Communauté économique européenne avec le traité de Rome, en 1957. Avec le traité de Maastricht en 1992, ils ont introduit le lien social, seconde dimension du fonctionnement durable d'une société. En 2005, le troisième étage de la construction a échoué : la constitution a été jugée trop centralisatrice et trop peu démocratique. Voilà pourquoi le projet n'est plus bien partagé par les citoyens. L'Europe doit donc se doter d'un projet visible et qui lui correspond. En relisant l'histoire longue à travers celle des systèmes d'information et de pouvoir, le projet apparait comme une évidence : l'inventeur de démocraties qu'est l'Europe doit maintenant inventer la démocratie citoyenne.

En effet, aucun dirigeant n'est en situation de gérer seul les périls tels que le chômage, les bulles financières, les dettes publiques, les pollutions de la terre, de l'eau et de l'air... A fortiori en respectant la diversité des situations et des acteurs. Aussi, si nous voulons être capables de traiter ces problèmes au fond, il va nous falloir inventer de nouveaux processus politiques, ouverts à tous, au plus près du terrain et résolument orientés vers la recherche de l'intérêt général à long terme.

La finalité consiste à activer la part du citoyen responsable de toute la cité qui réside en chaque personne. Faire entrer la personne dans la complexité, dans la citoyenneté active, dans la responsabilité intellectuelle, ne consiste cependant pas à construire son omniscience, mais plutôt à doter le corps social de repères communs et à élaborer les valeurs et priorités partagées qui doivent présider aux choix collectifs, les religos. C'est sur la base de ces valeurs partagées que devront être déployés des processus de mutualisation des connaissances, par et avec le plus grand nombre.

Cette réflexion collective ne peut se tenir que si les corps intermédiaires, formels et informels, y prennent toute leur place. Il s'agit donc à présent d'instituer une méthode de gouvernance nouvelle : faire en sorte que chacun, dans toutes les sphères et à tous les étages, observe mieux le terrain, entende beaucoup, échange des informations, croise ses analyses pour identifier avec les autres les racines des problèmes, les meilleures idées et les meilleures pratiques. Cela va supposer de maîtriser les processus de dialogue afin de permettre à tous, des décideurs aux dirigés, en passant par chaque composante du corps social, de prendre les décisions les plus éclairées, chacun à son niveau, puis de les mettre en œuvre selon ses moyens et son statut. Dans cette sémiocratie [1], démocratie portée par le sens, nous pourrons bâtir des solidarités à la fois intergénérationnelles, interethniques et interculturelles.

Au regard de ses difficultés actuelles, l'Union européenne ne peut éviter cet effort porteur d'un nouvel élan sociétal. Le projet de l'Europe consiste maintenant à assumer son rôle civilisationnel : inventer cette nouvelle ère démocratique, inhérente à l'évolution des systèmes numériques d'information et de communication, à travers laquelle chacun découvrira de nouvelles réserves pour mieux se comprendre, mieux comprendre le monde, et ainsi mieux développer simultanément sa personne, l'organisation dans laquelle il travaille et la société dans son ensemble. Sans cette réactivité organisationnelle des institutions, l'Europe serait en rupture de sa propre identité. La disparition de tout sentiment européen ne serait alors qu'une question de temps. Reste encore à activer les concepts et les outils de cette nouvelle génération de systèmes politiques, la démocratie citoyenne, puis à l'opérationnaliser à grande échelle. La suite du grand débat, le débat citoyen, constitue le projet européen !

 

NOTES

(*) Afin d'éviter les écueils des faux dialogues générateurs de suspicion, de rupture et de conflits, La Tribune ouvre ses colonnes à l'Odissée. Pilotée par son directeur et expert de la dialectique, Jean-François Chantaraud, la chronique hebdomadaire « Ne nous fâchons pas ! » livre les concepts, les clés opérationnelles de la méthode en s'appuyant sur des cas pratiques et sur l'actualité.

L'Odissée, l'Organisation du Dialogue et de l'Intelligence Sociale dans la Société Et l'Entreprise, est un organisme bicéphale composé d'un centre de conseil et recherche (l'Odis) et d'une ONG reconnue d'Intérêt général (Les Amis de l'Odissée) dont l'objet consiste à "Faire progresser la démocratie dans tous les domaines et partout dans le monde".

Depuis 1990, l'Odissée conduit l'étude interactive permanente Comprendre et développer la Personne, l'Entreprise et la Société. Dès 1992, elle a diffusé un million de Cahiers de doléances, ce qui l'a conduit à organiser des groupes de travail regroupant des acteurs des sphères associative, sociale, politique, économique qui ont animé des centaines d'auditions, tables rondes, forums, tours de France citoyens, démarches de dialogue territorial et à l'intérieur des entreprises.

Video Youtube Jean-François Chantaraud

Chronique du 22/03/2019 La Tribune

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