Chronique 13 - Pourquoi la démocratie dysfonctionne et comment la mettre en marche Si un pouvoir fort est placé dans les mains d'un dirigeant astucieux, la performance est certes au rendez-vous pendant un temps, mais seulement jusqu'aux immanquables erreurs du génie, jamais omniscient
La performance d'une société n'est durable que si toutes ses composantes convergent dans le même sens. Or, en démocratie, il faut faire avec tous, y compris les moins avertis. Le risque est donc élevé que la majorité ne comprenne pas les enjeux et les projets. Rompre avec l'inertie suppose donc de prendre en compte tous les acteurs et de les faire progresser ensemble dans le sens de l'intérêt général
La difficulté à mettre en œuvre l'innovation au sein d'un corps social (entreprise, syndicat, association, territoire...) est inhérente à sa composition en deux dimensions : la nature des motivations des différents acteurs croisée avec le niveau de leurs savoirs.
Les trois étages de motivation
La motivation se décompose en trois niveaux :
- Les intérêts particuliers : chaque personne est animée par une envie de bien-être à court terme, par des passions personnelles. C'est le règne de la jouissance immédiate, la prime rapide, le bonheur instantané. C'est la vie quotidienne sans souci du lendemain, la quête de satisfactions ponctuelles, obtenues même à l'encontre de l'intérêt d'autrui, y compris de façon brusque.
- Les intérêts collectifs, thématiques ou corporatistes. Certains partagent des centres d'intérêts avec d'autres acteurs ayant le même statut social ou qui se reconnaissent dans une cause commune (défense du quartier ou des animaux, lutte contre l'exclusion ou la faim dans le monde,...). Les motivations individuelles à court terme se prolongent alors dans la quête d'une forme de sécurité durable sur le plan personnel, social ou professionnel.
- L'intérêt général qui embrasse la multitude des contraintes et intérêts thématiques et corporatistes pour les croiser avec ses enjeux immédiats et à long terme.
Sauf exception, le savoir ne transforme pas la nature de la motivation
Avec l'entrée dans la société de l'information, chacun peut désormais muscler ses connaissances. Mais la transformation de la personne qui acquiert des savoirs dépend de la nature de sa motivation de départ.
Les individualistes motivés par leurs seuls intérêts personnels deviennent peu à peu :
- Communiants émotionnels qui suivent l'actualité pour la vivre en direct et avec tous,
- Consommateurs conditionnés qui cherchent les informations qui leur donnent raison et rejettent celles qui les déstabilisent,
- Egos surélevés qui l'emportent dans les conversations et gagnent au Trivial poursuite.
Les défenseurs d'intérêts catégoriels ont désormais la possibilité de devenir :
- Experts sur le sujet dont ils s'emparent,
- Créateurs d'expertise en repoussant les limites de la connaissance,
- Porteurs de solutions pour d'autres acteurs qui partagent leurs préoccupations.
Les citoyens curieux, plongés dans un système à caractère démocratique, peuvent se changer en :
- Engagés dans la cité, impliqués dans la construction d'un mieux vivre ensemble pour tous,
- Réfléchis qui intègrent dans leur raisonnement l'ensemble des phénomènes enchevêtrés,
- Créateurs de cité républicaine, dans laquelle chacun est associé à la quête de l'intérêt général.
En démocratie, le dirigeant est au centre du corps social
La progression dans le savoir ne fait donc pas monter tout le monde dans la complexité de l'intérêt général. Tous les corps sociaux, territoires, entreprises, associations, syndicats, partis politiques, équipe sportive, etc., se décomposent selon une taxinomie de ce type, avec des personnes visionnaires et engagées, portées vers le changement, et d'autres plus individualistes, porteurs d'intérêts corporatistes, promptes à maintenir en place le système qui les sert :
- D'un côté du spectre se situent les conservateurs et réactionnaires arc-boutés sur la défense de leur intérêt personnel. Ils se rencontrent tous dans une même posture : rejeter l'autre pour se satisfaire eux-mêmes.
- Dans la partie centrale se trouvent les porteurs d'intérêts spécifiques à un collectif particulier, qu'ils soient thématiques ou sectoriels. Ceux-là intègrent leur intérêt personnel sur un terrain plus large qui regroupe des personnes aux enjeux semblables (corps de métier, associations de quartier, soutien d'une cause...).
- A l'autre extrémité se retrouvent ceux qui portent une vision de l'intérêt général qui transcende leurs intérêts particuliers et corporatistes dans l'intérêt général à long terme.
Un collectif en Ballon de rugby
Celui qui parvient à devenir représentant d'un corps social est celui qui a su se placer à l'épicentre de ce corps social, c'est-à-dire à équidistance du plus grand nombre possible d'acteurs. Ainsi, tout corps social est fragmenté par des faisceaux tous centrés autour de porte-paroles dont chacun est choisi pour son aptitude à porter son seul intérêt spécifique, y compris au détriment de tous les autres. L'ensemble des dirigeants, représentants et porte-parole des corps intermédiaires présents au sein d'une société sont donc concentrés à la verticale centrale du Ballon de rugby. Pour se maintenir au pouvoir, ils doivent rester au centre, en ménageant la défense des différents intérêts sectoriels et partisans de leur électorat ou clients politiques ou sociaux plutôt que par l'invention de projets et donc du changement au service de l'intérêt collectif.
Quant à lui/elle, le dirigeant(e) politique qui gère le croisement de tous les intérêts particuliers et collectifs coexistant, doit ainsi être en mesure de réaliser l'agrégation de différents corps intermédiaires, eux-mêmes défendus par des porte-paroles situés à l'épicentre de leurs réseaux personnels, professionnels ou territoriaux. Il s'agit donc pour lui/elle de concilier des intérêts thématiques déconnectés les uns des autres, plutôt que d'affirmer une vision de l'intérêt général dont personne n'est un porteur légitime auprès de son propre corps social.
Le dirigeant pris dans la nasse du Ballon de rugby
Le Ballon de rugby révèle la nécessité pour un dirigeant de s'adresser tour à tour à des intérêts collectifs qui ne sont pas fondés sur l'intérêt général, mais plutôt à tenir des discours successifs peu conciliables. L'élection ne peut donc se gagner sur un meilleur projet de conditionnement du vivre ensemble, mais sur une meilleure prise en compte d'une plus grande quantité d'intérêts corporatistes. Ensuite, une fois l'élection gagnée et qu'il faut alors embrasser tous les enjeux thématiques et corporatistes, la conjugaison non préparée de la diversité des intérêts relève du domaine de l'infaisable. Et l'inertie arrive à coup sûr. Voilà la source profonde du mécontentement récurrent qui produit la sortie des sortants, élection après élection sauf coup de croissance chanceuse dont l'élu(e) n'est jamais l'artisan.
Ainsi, pour éviter de se faire sortir, le dirigeant doit éviter les décisions...et donc éviter l'action transparente ! Lui reste désormais la communication : pour satisfaire l'ensemble des composantes dans leur diversité, ou plutôt pour contrarier le moins possible les intérêts particuliers et corporatistes, il/elle est contraint(e) de privilégier le dire sur le faire. De façon paradoxale pour l'électeur qui croit voter pour un projet, les mécanismes actuels de démocratie, c'est-à-dire le choix du dirigeant par l'ensemble des composantes d'un groupe donné, conduit donc mécaniquement à l'inertie.
La nécessité apparaît d'ajouter des processus
de dialectique sociétale et managériale
Il était imaginable que la société de l'information nous fasse entrer dans l'ère du savoir et du sage. Mais, la seule progression de savoirs théoriques ne suffit pas à comprendre le vécu d'autrui, à appréhender la diversité des profils d'acteurs par la multitude des motivations, situations et aptitudes. S'il convient toujours de développer le niveau de connaissances de chacun, il faut donc aussi et surtout faire grandir sa connaissance de soi, des autres et de son lien avec autrui. Or, ce n'est pas seulement l'accès à de nouvelles informations, mais plutôt l'établissement de connections nouvelles entre les informations qui produit un saut qualitatif dans la connaissance, une progression vers la compréhension de la complexité et donc dans l'intelligence des phénomènes. Il faut donc faire progresser chacun dans sa propre réflexion, sa capacité d'imagination créative et non pas seulement dans l'empilement de données préformatées dépourvues de sens. Si l'observation, le recueil, l'analyse entre experts reste un préalable indispensable, il faut les élargir à l'ensemble des parties prenantes pour partager et augmenter l'expertise en la confrontant à la diversité de la société.
Cela ne peut que passer par l'installation d'un processus de dialectique sociale et sociétale. Cet accélérateur de prise de conscience et de prise en main consiste à placer chacun en présence de toutes les difficultés et de toutes les options. L'incarnation de l'altérité permet alors :
- Le partage des expériences avec leur part d'émotions,
- l'approfondissement des analyses avec leur part de ressentis et d'imperfection,
- la recherche de projets innovants avec leur part d'utilité pour chacun à long terme.
Un vrai dialogue, organisé avec une méthode inclusive de tout et de tous, permet à chacun de se sentir respecté et de respecter en retour tout et tous. Le collectif peut ainsi, de lui-même, formuler les préalables et conditions de la mise en œuvre des idées, talents, initiatives et énergies de chacun au profit de tous.
Seule une dialectique de cette nature entre citoyens dans la cité, entre salariés dans l'entreprise, adhérents dans l'association et le syndicat, permettra de faire bouger le Ballon de rugby pour optimiser en continu les niveaux de vivre ensemble et de réussir ensemble. La personne mise en marche au quotidien dans ses différents statuts et tout au long de sa vie, ce sera alors la société dans son ensemble qui sera aussi mise en marche. Chacune assumant sa part de responsabilité, toutes les composantes mises en mouvement dans le sens de l'intérêt général, les décideurs, au centre du Ballon de rugby, pourront alors eux-aussi décider de projets ambitieux générateurs de performance durable et de cohésion sociale. La démocratie et le management ainsi augmentés produiront de nouvelles innovations techniques, écologiques et citoyennes indispensables pour contrer l'affaissement déjà en marche de la civilisation. Viiite..!