Organiser le dialogue
 
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Chronique 37 - L’échelle de la complexité  : le support et la finalité du débat Organiser un vrai dialogue respectueux de la multitude suppose de distribuer la parole en tenant compte des spécificités de chacun

Il s'agit d'apprécier et de faire évoluer la capacité des acteurs à considérer la diversité des personnes, des faits, des pratiques et des idées.

Organiser le débat entre acteurs divers par leur statut, leurs analyses et leurs propositions consiste à agréger toutes leurs informations dans un raisonnement partagé. Or, d'aucuns restent le plus souvent porteurs de leurs intérêts particuliers. La projection dans la recherche d'un intérêt commun consiste donc en un exercice subtil qui suppose le dépassement et même la sublimation des enjeux personnels. Cela exige de ne surtout pas nier les particularismes, mais au contraire de les assumer tous, y compris dans leurs contradictions apparentes.

Engager les personnes dans une dynamique de dialogue suppose de les comprendre selon les trois dimensions principales de l'intelligence sociale : les aspirations, les perceptions et les pratiques.

Les trois principales dimensions de l’intelligence sociale,

Interdépendantes les unes des autres

 

L’attitude - Le vouloir dialoguer : Le système de valeurs voulues. Quelles sont les aspirations ? Quelle est la nature de l’idéal et de l’ambition ? Quelle est la conception des rapports à autrui, à sa propre personne, à son propre savoir ?

  • Niveau d’objectivité, d’ouverture d’esprit, d’ouverture à la contradiction, de capacité à se remettre en cause, de responsabilité intellectuelle, d’humanisme et de sensibilité à l’intérêt général.

La situation - Le pouvoir dialoguer : Les contextes dans lesquels les personnes évoluent. Quelle est la perception des marges de manœuvre, de la nature des projets et du contrat social, du profil des dirigeants et dirigés ? Le contexte permet-il de s’exprimer, d’être écouté et entendu ?

  • Niveau d’ouverture structurel et culturel, des possibilités intellectuelles et pratiques d’interaction, d’innovation et de recherche individuelle et collective de l’intérêt général.

Le comportement - Le savoir dialoguer : Les modes personnels de gestion des relations et interactions. Quelle sont la nature et le mode opératoire des pratiques relationnelles interpersonnelles et d’animation de groupe en instantané et sur la durée ?

  • Niveau de maîtrise des techniques de dialogue, de la capacité à écouter, à organiser la réflexion collective, à modifier les comportements, à chercher l’intérêt général en groupe, à animer cette recherche.

 

L'appréciation rapide et précise du positionnement d'une personne ou d'un groupe de personnes s'établit à travers une déclinaison thématique de l'échelle de la complexité qui se décompose en trois grands étages.

 

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  • Le niveau 1

C'est le règne des intérêts particuliers, des sensations positives ou négatives, du court terme et de l'urgence. Chaque personne est de temps à autre animée par le seul désir de bien-être à court terme, par des passions personnelles centrées sur elle-même. Qui ne donne jamais la priorité à soi-même, dans un appétit de jouissance immédiate, de prime rapide, de bonheur instantané ? Chacun est parfois mû pas l'envie de vivre plutôt dans l'instant présent, sans trop se soucier du lendemain, sans prendre en charge tous les effets indirects de ses décisions et actes d'aujourd'hui. C'est la quête de  satisfactions spontanées, obtenues y compris même à l'encontre de l'intérêt d'autrui, voire de façon brusque. Cela étant, se cantonner à des objectifs de cette seule nature contient le risque de se retrouver dans des impasses de la pensée, des heurts relationnels et des ruptures dans l'action.

 

 

002

  • Le niveau 2

Le deuxième étage relève des intérêts collectifs, thématiques ou corporatistes. Les motivations individuelles à court terme prennent de la hauteur et se prolongent dans la quête de sécurité durable, que ce soit sur le plan relationnel, professionnel, économique ou financier. Gérer son avenir personnel à moyen terme suppose de composer avec autrui, de considérer avec bienveillance d'autres intérêts que les siens propres à court terme. Aussi, certains partagent des centres d'intérêts avec d'autres acteurs dotés d'un même enjeu personnel ou d'un même statut social, voire se reconnaissent dans une cause commune (défense des animaux, lutte contre la faim dans le monde, ...).

Ce stade suppose de mutualiser une plus grande quantité d'informations et engendre donc peu à peu la capacité de construire une analyse plus sophistiquée de la cause commune.

 

 

002

  • Le niveau 3

Le troisième degré relève de l'intérêt général. A mesure que l'on progresse dans la compréhension d'un sujet donné, la perception se fait jour qu'il est lié à d'autres enjeux. Avec l'avancée dans la découverte d'interactions entre la thématique initiale et d'autres phénomènes, les préoccupations s'élargissent ainsi à des sujets toujours plus nombreux qui obligent à la prise en compte d'une plus grande quantité de paramètres. L'enjeu devient alors de repérer les racines et solutions communes de différents problèmes enchevêtrés. Cette fusion des intérêts particuliers et thématiques produit la quintessence qui reflète l'intérêt général.

 

 

 

 

 

003L'échelle de la complexité

La complexité augmente à mesure que l'on monte dans les niveaux de la recherche de la satisfaction des intérêts particuliers, des intérêts thématiques puis de l'intérêt général. La prise en considération de la diversité des idées, des faits, des personnes et
de leurs points de vue croît avec la quantité d'acteurs impliqués.


Si la décision se fait au final avec la majorité, la réflexion doit au contraire inclure tous les avis minoritaires, porteurs fréquents des signaux faibles de vigilance et d'innovation. La parole doit donc être répartie selon le positionnement des différents participants dans une déclinaison thématique de l'échelle de la complexité.
L'Odis a bâti des centaines de questionnaires thématiques de type Quotient d'intelligence sociale (Q.I. Social, ou QIS), qui positionnent les répondants selon une métrologie de 0 à 100 et produisent des guides d'animation et de distribution de la parole en respectant la diversité des Aspirations, Perceptions, Pratiques (1).

004

Le piège de la complexité

Multiplier les sujets de curiosité amène à multiplier la quantité de ses connaissances. Cela provoque la progression dans la complexité. Mais c'est aussi un piège. En effet, il est impossible de maîtriser toute l'information alors que l'humanité crée actuellement 2,5 exaoctets de données par jour, c'est-à-dire presque autant qu'elle en a créé entre l'apparition de l'écriture (il y a 53 siècles) et l'an 2000... ! Dans chaque discipline, la technicité ne cesse de croître. Par exemple, la France ne comptait que 200 médecins en tout sous Louis XIV, alors qu'aujourd'hui la médecine compte plus de cent disciplines universitaires... !

Accumuler tout le savoir médical s'avère donc impossible pour une seule personne. Il en va de même dans toutes les disciplines : chercher à tout savoir sur un sujet revient à se noyer dans l'immensité du savoir et des découvertes quotidiennes qui ouvrent toutes de nouvelles perspectives.

 

La clé de la complexité

Ce n'est donc pas la quantité de la connaissance, mais la qualité des liens avec la connaissance qui fait la différence. En effet, étreindre une grande quantité d'informations n'est possible que si elles font sens. Un prisme de lecture clairement défini parait donc indispensable pour sélectionner et agencer la variété des données au fur et à mesure de leur recueil. Ce qui vaut pour une personne vaut encore plus pour un groupe : embrasser les expériences, analyses et propositions d'un collectif de parties prenantes hétérogènes n'est possible qu'à travers des repères communs et assumés en conscience. Or, dans notre société en panne de spiritualité, plus personne n'est en situation d'énoncer a priori un système de valeurs dans lequel tous se reconnaissent.

Ainsi jaillit un casse-tête : pour construire une analyse partagée, il faut une ossature morale partagée alors même qu'il n'y en a pas... !

Mais la solution est simple. Elle réside dans la maîtrise de l'organisation des interactions entre tous ceux qui cherchent à vivre ensemble et à réussir ensemble. En effet, un vrai débat permet de former ensemble une vision plus globale fondée sur un diagnostic plus exigeant d'où se dégagent des orientations plus pertinentes. Choisies ensemble, ces priorités constituent alors une grille de lecture qui réaffirme et adapte les valeurs partagées.

 

Le paradoxe de la complexité

Emmagasiner de l'information ne vise pas à tout comprendre en détail, mais à prendre de la hauteur, jusqu'au surgissement d'une vision plus holistique. Gravir l'échelle de la complexité revient non pas à risquer de se noyer sous le flot d'informations contradictoires, mais au contraire à découvrir la toute petite quantité de grands paramètres essentiels pour répondre à la question posée.

En définitive, il ne faut pas confondre l'objectif apparent du débat avec son objectif profond : chercher ensemble la solution d'un problème vise à mieux en cerner le contour général plutôt qu'à y trouver des solutions pratiques précises. L'échelle de la complexité est donc à la fois le support et le produit du débat : elle sert à répartir la parole entre tous et elle se perfectionne à chaque fois en intégrant toutes les nouvelles paroles. La maîtriser revient à conjuguer les attentes de participation qui se font jour avec l'impératif de discipline intellectuelle indissociable de la pratique et la culture démocratique et républicaine.

 

NOTES

(*) Afin d'éviter les écueils des faux dialogues générateurs de suspicion, de rupture et de conflits, La Tribune ouvre ses colonnes à l'Odissée. Pilotée par son directeur et expert de la dialectique, Jean-François Chantaraud, la chronique hebdomadaire « Ne nous fâchons pas ! » livrera les concepts, les clés opérationnelles de la méthode en s'appuyant sur des cas pratiques et sur l'actualité.

L'Odissée, l'Organisation du Dialogue et de l'Intelligence Sociale dans la Société Et l'Entreprise, est un organisme bicéphale composé d'un centre de conseil et recherche (l'Odis) et d'une ONG reconnue d'Intérêt général (les Amis de l'Odissée) dont l'objet consiste à "Faire progresser la démocratie dans tous les domaines et partout dans le monde".

Depuis 1990, l'Odissée conduit l'étude interactive permanente Comprendre et développer la Personne, l'Entreprise, la Société. Dès 1992, elle a diffusé un million de Cahiers de doléances, ce qui l'a conduit à organiser des groupes de travail regroupant des acteurs des sphères associative, sociale, politique, économique qui ont animé des centaines d'auditions, tables rondes, forums, tours de France citoyens, démarches de dialogue territorial et à l'intérieur des entreprises.

 

 

Chronique du 28/02/2020 La Tribune

 

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