Chronique 50 - Donner la parole n’est pas donner raison
Les trois processus successifs : réfléchir, décider, contrôler
Prendre une décision, c’est choisir parmi plusieurs options. Chacun comprend qu’il faut peser les alternatives avant de décider, puis une fois la décision prise, qu’il faut s’y tenir et s’assurer de sa bonne mise en œuvre tant que rien ne prouve qu’elle serait inappropriée. Aussi, dans tout organisme - état, ONG ou entreprise - la gouvernance doit être décomposée en trois faisceaux de processus distincts et interconnectés qui structurent trois phases d’un même processus : la réflexion, la décision et contrôle de l’application de la décision.
Décider
La délégation de pouvoir consiste à transmettre la capacité de décision. Sauf si elle est explicitement conditionnée à la structuration de la recherche collective de diagnostics et de projets plus approfondis et mieux partagés (cas rarissime), elle ne constitue pas en soi une garantie de l’optimisation de la réflexion.
Au cas où le pouvoir est remis à un groupe de personnes plus large, celui-ci n’est pour autant pas doté, comme par magie, de plus de sagesse et de sagacité pour décider de façon plus éclairée. Élargir la participation lors de la phase de prise de décision ne relève donc pas de l’instauration d’une logique de dialogue, mais de la démocratie directe. Or, lorsque la foule est mal informée, voire parfois ivre de colère, elle n’est alors pas en situation de décider intelligemment. Aussi, plus qu’improductif, lui déléguer la faculté de choisir devient alors contre-productif.
Contrôler
Il en va de même pour la délégation du contrôle du déploiement de l’action et de ses résultats. En aval des décisions, confier à un tiers l’appréciation des éventuels écarts entre les ordres et les actes revient à se soumettre à son prisme d’analyse. A elle seule, la possible position de neutralité de l’intervenant, même si elle est reconnue, ne suffit pas à garantir une qualité d’analyse augmentée ni à constituer un gage de transparence aux yeux des évalués qui s’estiment parfois plus avertis que l’évaluateur… Tout simplement parce qu’ils se sont parfois construit leur propre système d’évaluation personnel, faute de reconnaître celui qui leur parait leur être imposé et donc peu légitime.
Au cas où le contrôle du passé est confié à un groupe d’évaluateurs plus large ou plus proche intellectuellement des évalués, cette phase de justification des actes personnels relève néanmoins du débat contradictoire sur la lecture de l’histoire et non de l’invention d’un avenir commun. Certes, ce retour d’expérience peut concourir à l’optimisation d’autres décisions à venir mais de façon aléatoire, car souvent sans garantie d’être entendu des futurs dirigeants et dirigés.
Réfléchir
L’optimisation de la décision et de son contrôle réside ailleurs : il se situe en amont, dans le processus de réflexion préparatoire. Lorsque le décideur n’a pas encore rendu son arbitrage et qu’un sujet demeure donc ouvert, il est possible de l’embrasser en association avec la diversité des parties
concernées, d’étudier plus au fond le problème à résoudre, d’examiner et d’expertiser les différentes solutions envisageables avec moins d’arrières pensées et même de les tester en toute bonne foi. Ces processus-là peuvent constituer des instants de dialogue vrai, dans lesquels tous peuvent tenter de mieux se projeter dans l’invention d’un avenir encore inconnu.
Dans ce temps ouvert à la fois au réalisme de tous les vécus et à l’imagination de tous les cerveaux, personne encore ne décide, mais les raisonnements plus élaborés se conjuguent et cheminent ensemble. Une fois clos, alors que les interlocuteurs convergent vers un même diagnostic et un même projet, alors, et alors seulement, les décisions et les critères d’évaluations des idées, des actes et des acteurs s’imposent aux yeux d’un bien plus grand nombre. Cette phase privilégiée de réflexion collective n’interfère donc ni avec le processus de décision, ni avec le processus de contrôle de l’application des décisions : au contraire, elle les prépare !
On pourrait penser que ces trois processus doivent impliquer des acteurs différents. Il n’en est rien. Ces différents mécanismes font appel à des parts complémentaires des mêmes personnes. En effet, chacun de nous est à la fois :
- Citoyen, capable de participer à la réflexion collective, d’abonder à la recherche de l’intérêt général et de coproduire la définition d’un avenir commun meilleur ;
- Souverain, en pleine possession de la maîtrise de son destin, qui arbitre comme il le souhaite, sans contraintes imposées par autrui, en s’extrayant des contingences tout en les assumant ;
- Sujet, soumis aux règles établies par le collectif, sans possibilité de transformer l’ordre pré existant, ni même de volonté de le faire tant que le temps n’est pas venu et que l’opportunité ne se présente pas.
Le dialogue convoque notre dimension citoyenne dans la réflexion collective, tout en laissant à l’écart nos deux autres dimensions de Souverain et de Sujet. Dans un processus de dialogue, chacun est à égalité avec tous les autres. Personne ne décide, ni seul, ni pour les autres tant que la réflexion n’est pas close. L’évaluation des situations présentes et passées est dépersonnalisée : dans cette phase, personne ne juge personne. Aucune attaque personnelle, ni aucune autojustification ne sont nécessaires.
Quant au décideur, dans la phase de réflexion, il doit se situer au même niveau que tous les autres participants. Il doit s’assurer que ses interventions ne soient pas assimilées à des décisions qui viendraient interrompre l’élaboration du raisonnement collectif et mettre un terme immédiat à l’échange constructif d’informations. Lorsque le processus de réflexion collective est clos, chacun reprend son statut et assume sa part de responsabilités en prenant les décisions qui lui incombent.
Un processus de réflexion n’est ni un processus de décision, ni un processus de contrôle.
Ainsi, lorsque ces trois phases sont bien organisées de façon distincte, le citoyen participe à la définition de l’avenir sans pour autant se substituer au décideur (élu, directeur, manager, préfet…) ni au contrôleur (juge, Cour des comptes, tribunal administratif...). Au contraire, il autorise la prise de décisions optimisées et mieux comprises, donc mieux déployées et permettant un contrôle facilité.
Inscrit dans le prolongement d’un processus de réflexion, le Référendum d’initiative citoyenne (RIC) devient possible dans la sphère publique. Sans organisation préalable du débat public, le RIC reste un ersatz de la démocratie, une fausse bonne idée qui contribuerait à sa destruction.