Observatoire du Dialogue
et de l'Intelligence Sociale
La raison la meilleure
devient la plus forte
?

Chronique 32 - De la naissance à la mort des sociétés : comprendre l’évolution du contrat social pour éviter l’effondrement.

Les civilisations grandissent jusqu‘à leur apogée, puis rétrécissent jusqu’à leur extinction. Le cycle est décomposable en six phases distinctes.

La vie d’un collectif repose sur un contrat social spécifique qui s’adapte aux circonstances. Chaque phase correspond à une combinaison imparable de quatre dimensions caractéristiques : mode de gouvernance, profil des dirigeants, nature du lien social interne et niveau de performances. L’enchaînement est assez inéluctable.

1. Un nouveau paradigme produit des premières victoires.

Une nouvelle grille d’analyse donne une nouvelle vision du monde et de la place que l’on doit y occuper.

  • Gouvernance équilibrée entre le sens et l’action. Installation de deux sièges de nature distincte dans un même système :
    • Un pouvoir spirituel, qui définit la raison d’être, les valeurs partagées et l’histoire fondatrice,
    • Un pouvoir temporel, qui prend les décisions opérationnelles selon les contingences pratiques.
  • Dirigeant : « Philosophe » penseur d’un nouveau monde.
    • Les pères fondateurs portent à la fois un nouvel idéal et une nouvelle organisation. Ils affirment un sens et le poursuivent avec méthode. Ils sont ouverts d'esprit et dans le respect mutuel.
    • Leur risque est l'isolement : ils peuvent arriver trop tôt et ne pas rencontrer leur époque.
  • Lien social : tous inventeurs
    • Un narratif cohérent du passé, du présent et de l’avenir recueille l’adhésion collective : le rêve d’un même monde nouveau est général.
  • Performances : invention d’un monde nouveau
    • Toutes les composantes du corps social cherchent et produisent l’innovation.

2. L’innovation conquérante.

La gestion fine de relations complexes permet de dépasser les conflits et faire triompher l’innovation.

  • Gouvernance en mouvement. Le système de pouvoir se réorganise en continu et génère un bouillonnement de contrepouvoirs forts.
    • Les pouvoirs temporel et spirituel se précisent pour se renforcer et faire basculer l’articulation interne à leur avantage.
  • Dirigeant : « Contraint » par les contrepouvoirs.
    • Le système sélectionne toujours des dirigeants innovants, capables de dépasser les contraintes grandissantes.
  • Lien social : conjugaison des différences
    • La conjugaison de visions complémentaires génère l’absorption d’idées et acteurs nouveaux. Chacun trouvant sa place, le collectif reste mobilisé pour un même projet.
  • Performances : fusions-acquisitions
    • Fort de règles acceptables et motivantes pour les entrants, des entités et territoires entiers peuvent être intégrés.


3. Le charisme de la suprématie.

L’empilement des succès masque les faiblesses. Le talent passe derrière l’arrivisme.

  • Gouvernance : multiplication des contrepouvoirs
    • Le foisonnement de nouvelles instances dilue le poids de chacune. Les mandats perdent en influence pour gagner en dignité.
  • Dirigeant : « Cynique »
    • Maîtres des jeux de pouvoir, les décideurs se jouent des ambitions personnelles.
    • Si les accords concertés avec cynisme produisent des compromis acceptables par tous, ils ne s’inscrivent plus autant dans le projet commun.
  • Lien social : terre d’opportunités
    • L’effervescence génère une attractivité telle que les plus courageux, les plus talentueux et les plus innovants accourent de partout.
    • Le système permet l’épanouissement des talents et projets des nouveaux entrants. Il s’en suit une spirale de positive de confiance mutuelle acteurs-système.
  • Performances : Enchaînement des conquêtes
    • Aspirateur de talents, le corps social innove et l’emporte dans tous les domaines.
    • Dominant ses concurrents, il préempte leurs richesses : les composantes internes veulent leur part.

4. Lillusion de l’hégémonie infinie.

Le manque de recul et de lucidité laisse croire que les succès sont le produit des actions récentes alors qu’elles sont le fruit du passé.

  • Gouvernance : La dilution des contrepouvoirs
    • Pour fédérer les influences émiettées, la capacité de décision se concentre dans un petit nombre de mains, jusqu’à fusionner les pouvoirs spirituel et temporel.
    • D’abord insidieuse et masquée, la fermeture institutionnelle devient visible et proclamée.
  • Dirigeant : « Désabusé habile »
    • Sans projet partagé, la représentation électorale se réduit à une représentation théâtrale.
    • Dans la difficulté de fédérer, le dirigeant désabusé se résout à des compromis habiles.
  • Lien social : Exploitation des acquis
    • Avec le ralentissement de l’ascenseur social, chacun défend ses acquis.
    • Or, l’attractivité du système reste telle que tous veulent en être, y compris les profiteurs. Or, la fermeture du système raréfie les opportunités. Aussi, les acteurs ne pouvant plus travailler avec et pour le projet collectif, ils retournent leur audace contre lui.
  • Performances : accumulation des lauriers faciles
    • Le système est un rouleau compresseur dont la plupart des composantes sont plus fortes que leurs interlocuteurs externes. Beaucoup croient en son apparente d’invincibilité.
    • L’éparpillement des énergies freine le développement économique et social.

5. L’inertie auto-suffisante.

Les freins au changement sont partout.

  • Gouvernance : Unité du pouvoir, sursauts structurels
    • Quand la co-construction devient impossible, tous s’accordent pour restreindre les participants dans la prise de décisions.
    • En contrepartie de la fermeture sur les enjeux stratégiques, le système s’ouvre sur les enjeux accessoires : les droits restreints sont attribués aux entrants récents.
  • Dirigeant : « Conservateur »
    • Exclus de l’élaboration des décisions stratégiques, les acteurs sont exonérés de leur responsabilité intellectuelle. Forts de leur supériorité collective, ils n’éprouvent pas le besoin de questionnement : ils deviennent inconséquents.
    • Tous attendent avant tout du dirigeant qu’il maintienne leurs avantages : à société conservatrice, dirigeant conservateur.
  • Lien social : le dictateur introuvable
    • Responsabilité et solidarité se raréfient pour faire place à l’individualisme. L’affaissement moral fait naître des tyrans à tous les étages de la pyramide sociale.
    • La société devient ingouvernable.
  • Les échecs d’aujourd’hui masqués par les performances d’hier
    • Ni créatif ni réactif, le collectif enchaîne les revers. Mais il compense en puisant dans ses actifs accumulés lors de ses victoires passées : il n’est pas dans l’urgence de se réinventer. Les plus lucides sont inaudibles.

6. Le blocage entraine la disparition.

Le collectif ne sait pas lire son passé ni écrire son avenir. Sans nouveaux pères fondateurs, il est voué à s’affaisser.

  • Gouvernance : Tressaillements, soubresauts
    • Les dirigeants s’essayent à inclure la diversité des insoumis. Mais, sans grille de lecture partagée, chaque tentative est un échec. Le maintien de l’union dépend alors de la faculté à contraindre : le pouvoir de l’armée se renforce.
  • Dirigeant : « Décalé »
    • Certains dirigeants se résignent, d’autres croient en leur pouvoir de gérer le chaos. Mais ils restent impuissants au-delà du court terme.
    • En porte-à-faux avec le corps social qui subit leur force apparente et perçoit leur faiblesse réelle, les successeurs enchainent les échecs.
  • Lien social : généralisation de la défiance
    • Morcellement territorial et social, affaissement de la confiance : les acteurs sont illégitimes aux yeux les uns des autres.
    • Les mercenaires remplacent les missionnaires : certains passent aux concurrents, mais l’ennemi intérieur est le plus grand.
  • Performances : émiettement
    • Débordée sur tous les fronts, l'organisation ne fait plus face aux difficultés grandissantes. Elle s’effrite de l’intérieur.
    • Les acteurs cherchent un nouveau cadre de gouvernance. Les conditions sont alors réunies pour l’émergence d’un nouveau paradigme, première phase de la vie d’une société nouvelle.

 

Chronique du 13/01/2020 La Tribune

Ce site utilise des cookies Réglage Accepter