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Chronique 20 - Le syndrome Christophe Colomb : de la difficulté d’innover Comment identifier les meilleures idées, les rendre opérationnelles et les déployer avant tout le monde

L'histoire de Christophe Colomb permet de comprendre la difficulté à mettre en œuvre l'innovation. Elle permet de repérer les racines de la performance durable à la fois pour les nations, les entreprises et les personnes. Ainsi observée, elle met en évidence la nécessité de structurer attentivement trois démarches complémentaires pour les trois phases de l'innovation : l'intelligence économique pour l'anticipation des risques et opportunités, l'intelligence collective pour la recherche de solutions pratiques, l'intelligence sociale  pour le déploiement des nouvelles solutions à grande échelle au profit de tous.

La performance procède de l'anticipation

Dans le prolongement de l'échec définitif des croisades au XIIIe siècle, les Ottomans conquirent tout l'Est de la Méditerranée, jusqu'à la prise de Constantinople en 1453. La coupure de la Route de la Soie allait induire l'isolement de l'Europe de l'Ouest. Or, situés à la pointe Ouest du continent européen, les portugais connaissaient déjà les difficultés de l'isolement. Aussi, dès 1420, anticipant la scission, le Roi Jean 1er du Portugal confie à son fils Henri (qui deviendra Henri le navigateur) la mission de découvrir de nouveaux territoires au Sud, sur la côte atlantique de l'Afrique. Il le nomme gouverneur du très riche Ordre du Christ, le successeur portugais de l'Ordre du Temple.

En chef d'Etat éclairés, il n'a pas attendu que la difficulté potentielle survienne vraiment pour lancer un projet alternatif : les Portugais ont fait preuve d'intelligence économique.

Intelligence économique

L'intelligence économique est une démarche de veille, d'anticipation, d'analyse et de prise en main des phénomènes politiques, technologiques, juridiques, sociaux, religieux, financiers et naturels générateurs ou potentiellement générateurs de transformation des équilibres économiques d'un territoire, d'une organisation ou d'un secteur d'activité. Impacts : elle vise à mieux formuler les problèmes non encore émergés, les scénarios envisageables et les axes stratégiques clés pour faire advenir les scénarios les plus positifs. Acteurs concernés : les décideurs. Rôle des pilotes : cette capacité de projection prospective relève des techniques du renseignement qui consistent à recueillir et décrypter les signaux faibles cachés et non visibles.

La performance provient de l'innovation

Henri le navigateur réunit à Terçanabal (ville aujourd'hui disparue, située près de Sagres, à la pointe Sud du Portugal) marins, armateurs, chantiers navals, mathématiciens, astronomes, géographes, religieux, banquiers, aristocrates. Là, les Portugais mettent au point de nouveaux formats de bateaux et de voiles, de nouveaux instruments et cartes de navigation. Forts de ces multiples innovations qui rendaient enfin possible le voyage en haute mer, ils découvrent Madères et les Açores avant même la chute de Constantinople, puis les côtes africaines où ils installent des comptoirs et d'où ils ramènent de l'Or et des matières premières. Ils deviennent le lieu le plus innovant et le plus riche d'Europe : la Silicon valley du 15ème siècle.

En réunissant la diversité des compétences et des moyens, les Portugais ont agi en bonne intelligence collective.

Intelligence collective

L'intelligence collective est une démarche de réflexion collective entre acteurs désireux de résoudre ensemble un même problème. Impacts : elle vise la co-construction de nouvelles solutions opérationnelles à un problème défini. Acteurs concernés : les porteurs d'expériences, savoirs, responsabilités et moyens complémentaires. Rôle des pilotes : cette capacité à dégager et formuler des idées nouvelles relève de techniques de conjugaison de propositions multiples et de compétences diverses portées par des acteurs aux statuts différents.

La performance relève de la culture de transformation

Devenus ultra performants, puissants et sûrs d'eux-mêmes, les Portugais n'entendent pas la proposition de Christophe Colomb d'aller vers l'Ouest car elle remet en question leur modèle de développement par le Sud qui fédère alors tous leurs moyens et talents. En effet, rompre avec cette route revenait à ruiner tous les protagonistes (comptoirs, marins,...) qui y faisaient fortune et à mettre en danger la manne fiscale qui en découlait : aucun acteur installé sur la pyramide économique, sociale et politique n'avait intérêt à déstabiliser l'ordre établi.

Aussi, après avoir tenté en vain pendant sept ans de faire valoir son idée aux Portugais, Christophe Colomb la présente aux Espagnols. Ceux-ci s'en emparent en quelques semaines et ravissent leur position dominante aux Portugais, au point que le Portugal devient Espagnol en 1580, soit moins d'un siècle plus tard.

Dans l'incapacité à organiser la mise en question leur dynamique gagnante, à construire l'appropriation d'une idée nouvelle : les Portugais n'ont pas mis en œuvre leur intelligence sociale.

Intelligence sociale

L'intelligence sociale est une démarche d'entraînement de toutes les parties prenantes dans la quête collective de l'intérêt général à long terme. Impacts : elle vise la co-transformation continue des savoirs et savoirs faire de chaque composante du corps social par toutes les autres. Acteurs concernés : Toutes les personnes, quels que soient leurs intérêts particuliers. Rôle des pilotes : cette capacité à bâtir et réunir les conditions de la remise en question de chacun par soi-même relève de techniques de dialectique sociale à grande échelle. Il s'agit de structurer un mécanisme de partage d'informations pour aider chacun à mieux se comprendre et mieux se développer afin que chacun soit placé en situation de mieux contribuer à comprendre et développer son entreprise et la société dans son ensemble.

Pas de performance durable sans intelligence sociale

Quant à elle, l'Espagne se saisit d'une idée que son riche voisin laissait peut être s'échapper en passant un accord avec Christophe Colomb pour deux raisons :

  • C'était le bon moment. La conclusion de son grand dessein de Reconquista par la victoire finale sur Boabdil à Grenade le 1er janvier 1492 la laisse orpheline de projet. Pour ne s'être fixé qu'un objectif quantitatif (son territoire, par nature fini), elle courait dès lors le risque d'une déprime. Il lui fallait donc une nouvelle visée, susceptible de lui permettre de poursuivre l'activation des forces militaires, techniques, sociales et économiques qui étaient à sa disposition et ne pas sombrer dans la paresse. Le Roi rencontre Colomb en mars, l'accord est signé en avril, le départ se tient en septembre, la découverte le 7 octobre.
  • Elle ne finance pas et ne prend donc aucun risque. Les monarques ne croient pas vraiment au projet : si les navigateurs Portugais n'en veulent pas, c'est qu'ils ont des raisons. Les scientifiques savent que la terre est plus grande que ne l'affirme Colomb et que les navires ne sont, en effet, pas de taille à rejoindre l'Asie sans escale. Entre les obstacles non maîtrisés et la force d'entraînement du rêve de Colomb, Isabelle et Ferdinand prennent un pari gagnant à tous les coups : en cas d'échec, ils ne perdent pas l'investissement qu'ils ne font pas ; en cas de réussite, ils rattrapent un siècle de retard sur le riche voisin.

- Concentrée sur son objectif de Reconquista, l'Espagne n'a rien fait pour attirer Christophe Colomb, ni lui, ni son idée, ni aucun autre porteur de projet. A fortiori, elle ne s'est pas préparée aux transformations que nécessitait sa conquête de l'Ouest : sa nouvelle position dominante ne dure que le temps du Siècle d'Or qui se termine dès 1648 avec la perte des Pays-Bas. Si elle bénéficié de la découverte de l'Amérique, l'Espagne n'a toutefois pas beaucoup mis en œuvre son intelligence économique, ni son intelligence collective, ni son intelligence sociale.

Et la place de l'inventeur dans l'innovation... ?

De plus, au-delà du rêve et de la volonté de Christophe Colomb, la réussite de son entreprise relève du hasard :

  • Le projet était une fausse bonne idée et donc était imparfaitement ficelé : la terre était plus grande qu'il ne le croyait. Si un continent inconnu n'avait pas existé entre l'Europe et l'Asie et s'ils n'avaient décidé de rebrousser chemin à temps pour regagner l'Europe, les navigateurs seraient morts en mer.
  • Le découvreur n'était pas administrateur. Visionnaire et courageux, il a porté longtemps, seul et contre tous, un projet conçu en solitaire. Mais inventer et gérer sont deux compétences différentes, voire peu compatibles : l'un suppose de réinventer le présent, l'autre de le conserver en l'état. Sans expérience du management des hommes et des ressources, il s'est retrouvé en difficulté en tant qu'administrateur. Tout le monde n'est pas Thomas Edison, Francis Bouygues, Bernard Arnaud, François  Pinault, à la fois inventeur et industriel, visionnaire et entrepreneur, concepteur et organisateur. Pour autant, comment ne pas avoir un regret avec les injustices faites à des Galilée ou Nicolas Tesla... ?
  • Le porteur du projet était originaire de Gènes, qui était l'ancienne puissance dominante en Méditerranée. Comme tout nouveau champion, le Portugal, nouvelle puissance européenne, posait un regard circonspect sur le Génois qui venait de l'ancien monde.
  • Le porteur du projet n'était pas issu de la nomenclature du clergé et de la noblesse. Il n'avait pas de réseau d'influence pour faire valoir que personne n'est parfait : son apport considérable a été balayé par ses insuffisances réelles. Aussi, il est vite tombé en disgrâce. En 1500, son procès a aboli ses titres et droits : il a été spolié et humilié.
  • Christophe Colomb est mort en 1506, sans avoir jamais su qu'il n'était pas arrivé en Inde, mais qu'il avait en réalité découvert tout un nouveau monde. Ce n'est qu'en 1507, un an plus tard, que le Florentin Amerigo Vespucci a décelé l'ampleur de sa découverte, d'où le nom Amérique.

En définitive, Christophe Colomb n'a pas été récompensé pour son innovation, mais au contraire, il a été puni !

L'acteur innovant se trompe le plus souvent, mais découvre autre chose sur le chemin de son innovation : en l'occurrence, un continent plutôt qu'une nouvelle route par l'ouest. Si le Portugal avait su entendre Colomb, le monde parlerait aujourd'hui Portugais ! Si l'Espagne avait cherché à innover avant de le rencontrer, nous parlerions Espagnol !

Le Syndrome Christophe Colomb démontre que toutes les organisations doivent apprendre à placer toutes leurs parties prenantes dans une dynamique collective et permanente de remise en question pour entendre, tester, identifier et déployer plus vite les idées nouvelles au profit de toutes les parties prenantes, y compris de l'acteur innovant lui-même. Il en sera ainsi fini des Socrate empoisonnés, Rousseau bannis, Spinoza excommuniés, Descartes exilés...et chacun retrouvera le chemin de la santé de la personne, de l'entreprise, de la société et de la planète !

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NOTES

(*) Afin d'éviter les écueils des faux dialogues générateurs de suspicion, de rupture et de conflits, La Tribune ouvre ses colonnes à l'Odissée. Pilotée par son directeur et expert de la dialectique, Jean-François Chantaraud, la chronique hebdomadaire « Ne nous fâchons pas ! » livre les concepts, les clés opérationnelles de la méthode en s'appuyant sur des cas pratiques et sur l'actualité.

L'Odissée, l'Organisation du Dialogue et de l'Intelligence Sociale dans la Société Et l'Entreprise, est un organisme bicéphale composé d'un centre de conseil et recherche (l'Odis) et d'une ONG reconnue d'Intérêt général (Les Amis de l'Odissée) dont l'objet consiste à "Faire progresser la démocratie dans tous les domaines et partout dans le monde".

Depuis 1990, l'Odissée conduit l'étude interactive permanente Comprendre et développer la Personne, l'Entreprise et la Société. Dès 1992, elle a diffusé un million de Cahiers de doléances, ce qui l'a conduit à organiser des groupes de travail regroupant des acteurs des sphères associative, sociale, politique, économique qui ont animé des centaines d'auditions, tables rondes, forums, tours de France citoyens, démarches de dialogue territorial et à l'intérieur des entreprises.

 



Chronique du 04/06/2019 La Tribune
 

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